Par M. Jean-Noël ROBERT, membre de l’Académie

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La « Journée du Japon » organisée par l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres le 23 mai dernier est venue rappeler que l’année 2008 restera mémorable, pour tous ceux qui s’intéressent à la civilisation japonaise, au moins à deux titres : on y célèbre le cent-cinquantième anniversaire de la signature du traité de commerce et d’amitié entre le Japon et la France d’une part et l’on fête, de l’autre, le millénaire du Genji-monogatari – le Roman de Genji – peut-être la première œuvre de la littérature universelle qui mérite d’être appelée « roman » au sens prêté d’ordinaire à ce mot.
La célébration de ce millénaire n’est pas limitée au Japon : des colloques, des conférences, des expositions, des publications parfois de très grande qualité, marquent dans le monde entier la reconnaissance dont jouit désormais le Genji à travers les nombreuses langues où il s’est vu traduire. Pour ce qui est du traité, la plupart des grands États occidentaux, à commencer par les États-Unis qui montrèrent l’exemple avec leurs canonnières, vont commémorer chacun un accord peu ou prou analogue par la date et le contenu.

On sera tenté de voir dans la coïncidence des deux célébrations l’un de ces fruits du hasard dont on peut tout au plus s’étonner, tandis qu’y chercher davantage relèverait de la fantaisie et de l’évident désir d’entremêler paradoxes et parallèles. Et pourtant, il n’est peut-être pas vain de se demander s’il n’y a pas un lien entre les deux dates, un lieu où la littérature rencontre la géopolitique. Il y a cent-cinquante ans de cela, en effet, qui connaissait l’existence du Roman de Genji en dehors du Japon ? Sans même parler de l’Europe et des États-Unis, ni de la Russie, parmi les pays continentaux dont les plus proches de l’archipel étaient la Chine mandchoue et la Corée, qui avait eu l’occasion de lire ne fût-ce que quelques extraits de ce long texte dont les éditions font couramment plus de mille pages ?
La langue écrite commune à l’Extrême-Orient était le chinois classique, mais mis à part quelques rares interprètes, résidant en général à Nagasaki et ne s’occupant guère, d’ailleurs, que de l’idiome qui leur était contemporain, qui eût pu comprendre la langue courtoise japonaise du XIe siècle, extraordinairement raffinée, tissée d’allusions littéraires et religieuses, ponctuée de brefs poèmes au sens intriqué, ce style si délicat pour une œuvre si monumentale, qui avait cessé très rapidement, dès la fin de la période de Heian au tournant du XIIe siècle, d’être directement abordable même aux lecteurs chevronnés ? Bien évidemment personne. Il se peut que quelques-uns des missionnaires jésuites – pour l’essentiel des Portugais, des Espagnols et quelques Italiens – qui ont réalisé du milieu du XVIe siècle au premier tiers du XVIIe une œuvre aussi remarquable dans la découverte de la civilisation japonaise et dans la conversion d’un nombre impressionnant de Japonais, aient pu avoir connaissance au moins de l’existence du Genji, mais nous n’en avons pas encore trouvé la trace formelle dans leurs archives, qui sont cependant encore loin d’être complètement explorées. Il est donc manifeste que la découverte internationale de ce roman est l’une des conséquences directes de l’ouverture imposée en de douteuses conditions par les puissances occidentales.

L’un des aspects les plus attachants de la période enfiévrée qui suivit l’ouverture du Japon est ce que nous pourrions appeler la réciprocité des échanges qui commencèrent alors à s’élaborer dans le domaine des arts, des lettres, de la culture en général, réciprocité que l’on serait certes bien en peine de retrouver du côté de l’industrie, du commerce, des sciences, où le flot des connaissances nouvelles ne se déversait que dans une seule direction. On retrouve constamment ce souci, de la part des nombreux Japonais qui firent dans la seconde moitié du XIXe siècle leur initiatique voyage en Occident et plus particulièrement en Europe, de faire connaître autour d’eux les richesses d’une tradition dont ils découvraient, certainement sans surprise, qu’elle était en grande partie ignorée.
Nous pourrions donner l’exemple de deux de ces voyageurs qui ont en commun d’être nés la même année, en 1867, d’avoir séjourné en Grande-Bretagne et d’avoir ramené de leur périple un prestige qui leur permit d’exercer chacun dans son domaine une influence durable.
Le premier est le grand romancier Natsume Sôseki, qui reste pour la plupart des Japonais l’exemple le plus éclatant du renouvellement, voire de l’invention » des lettres japonaises à l’aube du XXe siècle ; il jouit de quelque renom en Europe, où ses œuvres les plus importantes furent traduites, bien longtemps toutefois après leur entrée dans le canon de la littérature japonaise moderne.
Le second est bien moins connu hors du Japon ; il était aussi tombé dans un semi-oubli en son pays-même en-dehors des cercles de spécialistes, mais il s’est vu redécouvrir il y a une vingtaine d’années. Il s’agit de Minakata Kumagusu, dont la forte personnalité et le caractère exubérant se dessinent dans les nombreuses qui fourmillent à son sujet (grand buveur, il avait rossé d’importance au cours d’une séance de la Royal Asiatic Society un membre britannique qui s’était permis, il est vrai, d’assez sottes remarques sur les Japonais) ; biologiste, spécialiste des algues d’eau douce et des champignons, il avait pour violon d’Ingres l’étude du folklore japonais et c’est son œuvre en ce domaine qui lui a valu une reconnaissance tardive, bien qu’il n’eût jamais cessé d’être lu des érudits.
Curieusement, ces deux hommes si différents, qui déployèrent leur génie dans des directions où ils avaient peu de chance de se croiser, se sont cependant adonnés pendant leur séjour britannique à une même tâche : chacun a cru de son devoir de traduire en langue anglaise la même œuvre marquante de la littérature japonaise. Il s’agit du Hôjôki, ou « Notes d’un ermitage », très court essai daté de 1212 et formé pour l’essentiel de descriptions réalistes d’une série de calamités naturelles qui s’abattirent sur la capitale japonaise, l’actuelle Kyôto, à la fin du XIIe siècle, calamités qui menèrent l’auteur, Kamo no Chômei, à quitter le monde pour se retirer dans la solitude.
Pourquoi deux caractères si divers s’étaient-ils portés sur ce chef-d’œuvre de concision imprégné d’une tonalité de renoncement bouddhique à l’opposé de l’esprit qui prévalait en cette époque d’occidentalisation ? Nous laisserons de côté la réponse la plus évidente, dont il faut cependant à coup sûr tenir compte pour des raisons pratiques : ce texte est fort court, tout au plus une vingtaine de pages imprimées, et présente de ce fait un format idéal à qui cherche à se livrer à un intéressant exercice de thème. Il y a cependant une autre raison, assurément plus profonde, qui se discerne dans ce choix : ce n’est rien moins que la naissance de la notion de littérature japonaise au sens occidental du terme et le souci de placer cette littérature qui venait de naître – de naître au concept s’entend – sur un pied d’égalité avec celle des pays où les jeunes gens prometteurs qui allaient fonder le Japon moderne se rendaient pour se former. Or, et c’est là l’un des traits les plus séduisants de ce « voyage à l’Europe » de l’époque Meiji, si les Japonais s’y rendaient dans l’intention de beaucoup recevoir, ils étaient aussi persuadés d’avoir de quoi donner en retour, et ils se rendaient compte que leur moindre richesse n’était pas la tradition littéraire qu’ils commençaient à se reconnaître en tant que telle. Le moment était propice, car le concept même d’histoire de la littérature était loin d’être une notion universelle à l’époque. Ainsi que le rappellent des travaux récents, il n’y avait guère que quatre ou cinq pays d’Europe occidentale qui pussent se targuer en ce temps-là d’une histoire de leur littérature nationale, alors qu’en très peu de temps, on constate vers l’année 1890 la « cristallisation d’une histoire de la littérature japonaise » – pour reprendre l’expression d’un auteur récent – d’autant plus remarquable qu’elle est la seule à l’époque, parmi les littératures non-occidentales, à n’avoir pas été accomplie par des orientalistes européens, comme ce sera le cas pour les littératures de la Perse ou de l’Inde.
Mais si le concept de «littérature» était récent au Japon et avait dû être exprimé par un terme ancien pris dans un sens nouveau, lequel sera repris tel quel en chinois et consacré par le grand écrivain Lu Xun, il n’en allait pas de même, bien évidemment, des œuvres littéraires japonaises elles-mêmes, qui faisaient depuis des siècles l’admiration et la délectation des lecteurs, mais aussi l’objet d’étude des lettrés.
Au nombre de ces œuvres distinguées depuis toujours se trouvaient les vingt pages des Notes d’un ermitage comme le millier de pages du Roman de Genji. Que ce dernier roman ait été un objet de ferventes lectures et études, nous le savons par des témoignages très proches de l’époque de son auteur, la dame de cour Murasaki-shikibu.
L’un des plus émouvants se trouve dans les notes journalières de la fille d’un noble personnage du XIe siècle ; élevée en province où son père était en poste, elle revient avec lui à la capitale à la fin de l’année 1020 alors qu’elle avait à peine treize ans d’âge. La voyant bouleversée par la mort de proches, sa mère, pour la consoler, lui fait apporter des romans, ces monogatari que la fillette priait déjà, dans sa province, le Bouddha des Remèdes de lui faire découvrir lorsqu’elle serait montée à la capitale. Mais laissons plutôt parler le Sarashina-nikki :
« Et certes, j’en fus tout naturellement bien consolée ; en lisant l’histoire de la jeune Murasaki [l’héroïne du chapitre V, et non l’auteur ; on voit que la mère n’avait pu se procurer les livres dans l’ordre], je fus prise du désir de lire la suite, mais j’en parlais sans succès aux gens qui m’entouraient, car personne n’était encore bien habitué à la capitale et je ne pus rien trouver. Si bien que, découragée, je priai en mon for intérieur pour ce qui me tenait le plus à cœur : ‘Faites que je puisse lire le roman du prince Genji à partir du premier volume !’ Comme ma mère faisait retraite au temple d’Uzumasa (le Kôryûji), je n’eus que ce seul vœu à formuler et me figurai que dès son retour, je pourrais enfin lire ce roman jusqu’au bout, mais je n’eus rien du tout. J’en étais à pousser des soupirs de désespoir lorsque l’une de mes tantes, qui montait de province, passa par chez nous ; elle me couvrit de compliment : ‘Comme tu as grandi, que tu es belle !’ et, au moment de s’en retourner, elle me demanda ce qu’elle pourrait m’offrir : ‘Pas quelque chose de trop sérieux, mais ce dont tu aurais vraiment envie.’ Et c’est ainsi que je revins avec les plus de cinquante livres du Genji en un coffret et un sac rempli d’[autres romans] ; quelle n’était pas ma joie ! Ce Genji dont je n’avais fait que parcourir à la hâte une petite partie sans bien le comprendre, je pouvais le lire à loisir à partir du premier volume, couchée sous mon baldaquin sans être dérangée. Je n’aurais pas changé de place avec l’impératrice. »
Cette évocation étonnamment vivante d’une jeune fanatique de romans d’amour au XIe siècle est bien connue et souvent citée ; cependant, elle se poursuit avec une scène qui n’est pas sans rappeler, toutes proportions gardées, le Ciceronianus es, non christianus de Saint Jérôme, car voilà que notre lectrice avide, qui « passait ainsi toutes ses journées, et ses nuits tant qu’elle pouvait garder les yeux ouverts auprès de la lampe », fait un songe étrange : elle voit apparaître un moine de noble aspect, vêtu de l’habit jaune, qui lui enjoint : « Plonge-toi vite dans l’étude du cinquième livre du Sûtra du Lotus ! » Ce n’est pas le lieu de nous interroger sur le choix de cette partie du Lotus à faire lire à une jeune fille ; ce n’est certainement pas parce que, ainsi que le soutiennent quelques commentateurs, il s’agirait du livre le plus vénérable du Sûtra, mais laissons cela : il est autrement intéressant de rapporter l’effet de cette vision, qui nous emmène loin de la Lettre XXII de Jérôme :
« Je n’en parlai à personne et ne songeai point du tout à l’étude. Je n’avais que mes romans à l’esprit ; je suis à présent bien laide, mais en la fleur de mon âge, j’étais d’infiniment belle prestance, j’avais les cheveux extraordinairement longs et je me plaisais à me comparer aux [héroïnes] du Genji. Quelle incroyable vanité ! »
On voit que les rêves, si pieux fussent-ils, n’étaient pas forcément reçus avec la même révérence par leurs destinataires selon les religions. Il n’en reste pas moins qu’il fit au long terme son effet : la jeune fille, devenue adulte, épouse, puis mère, suivit la voie qui fut bien plus tard celle de Don Quichotte : elle revint de ses romans et se repentit de ses délires que l’on pourrait déjà qualifier de romantiques ; voici ce qu’elle relate de sa vie après le mariage :
« Je fus dès lors bien occupée et je finis par oublier complètement les romans ; l’esprit désormais consacré aux choses sérieuses, comment avais-je pu passer tant d’années, de jours et de nuits à ces vanités, sans actes de piété ni visites aux lieux saints ? Toutes ces choses que j’estimais alors aller de soi pouvaient-elles se trouver en ce monde ? Un homme de la stature du radieux Genji pouvait-il exister ? »
Nous verrons ainsi cette femme mûrissante accomplir peu à peu la recommandation du moine de son rêve, et même s’il y a davantage d’Amida que de Lotus dans sa dévotion, elle s’y montrera fort zélée. Nous avons en particulier dans son journal deux brèves notes sur une visite qu’elle fait au temple Ishiyama, situé près du lac Biwa ; certes, elle y fait un pèlerinage de dévotion, mais il est pour le moins curieux de ne trouver nulle mention de ce qui est encore aujourd’hui l’un des titres de gloire de l’endroit : c’est là que Murasaki-shikibu se serait mise à la rédaction de son illustre roman, ou l’aurait même intégralement écrit, et l’on y montre encore aux visiteurs la Salle du Genji. Faut-il tirer de cette omission criante une conclusion qui paraîtrait évidente, à savoir que la légende de l’Ishiyama-dera comme berceau du Genji-monogatari n’était pas encore née ? Ou bien y verra-t-on le fruit de sa conversion morale ? Il n’y avait en effet plus lieu pour notre auteur de s’attarder sur une lubie qu’elle avait rejetée.
Nul doute qu’elle ne fut pas la seule à succomber au charme dangereux de cette romance, car c’est justement en ce même temple d’Ishiyama que se constitua une coutume révélatrice de la renommée ambiguë qu’acquit très tôt le Genji. On y célèbre depuis au moins la seconde moitié du XIIe siècle une cérémonie de propiciation dite « d’offrande au Genji », qui parut nécessaire au salut de Dame Murasaki en raison des grands péchés qu’elle avait commis en provoquant par les blandices de son style, par ces « paroles spécieuses » dénoncées de longue date par les docteurs du bouddhisme comme l’une des activités les plus pernicieuses pour le salut des fidèles, l’engagement de tant de monde sur la voie de la perdition. Les conséquences pour l’intéressée étaient évidentes : il était certain qu’elle subissait les peines de l’enfer sous sa déplorable influence, elle qui y avait fait tomber tant de naïfs. La compassion exigeait que l’on œuvrât pour la soulager en instituant cette assemblée où l’on récitait le Sûtra du Lotus et où l’on composait en offrande des poèmes japonais sur chacun de ses vingt-huit chapitres, ce qui revenait à guérir le mal par le mal, puisque ces poèmes japonais faisaient aussi partie des paroles spécieuses condamnées par le clergé, mais nous attarder sur cette question âprement débattue au cours des siècles nous entraînerait trop loin.
Ajoutons malgré tout un intéressant et plus tardif exemple de ce qu’il n’est plus à la mode d’appeler une mise en abyme, avec la pièce de Nô intitulée justement « L’Offrande à Genji » (et non « au Genji ») ; datant sans doute du XVe siècle, elle met en scène le spectre de Murasaki-shikibu qui apparaît au moine Chôken, celui-là même qui institua le rite que nous venons d’évoquer, alors qu’il est en route pour le temple d’Ishiyama, pour le supplier de faire une cérémonie d’expiation en faveur du prince Genji, l’éternel amoureux dont elle avait fait son héros imaginaire ; ayant négligé elle-même ce devoir, elle est à présent condamnée à ne pouvoir accéder à l’état de bouddha. Le moine s’exécute et le fantôme de l’auteur l’aide à officier pour le repos de son personnage.
Mais la condamnation aux infernaux paluds n’était que l’une des destinées de cette œuvre multiple. Nous avons la chance de posséder le journal de Murasaki-shikibu elle-même ; on y découvre un auteur très soucieux de sa réputation et des critiques, à qui on ne saurait reprocher de faire parade de fausse modestie. Elle nous rapporte entre autres cet auguste propos :
« Sa Majesté (il s’agit de l’empereur Ichijô qui régna de 980 à 1011) s’est fait donner lecture du Roman de Genji et, l’ayant écouté, a déclaré : ‘Cette personne a vraiment bien lu l’histoire du Japon, elle est pour sûr d’une grande érudition.’ (…) On m’a alors surnommée la Dame de la Chambre Historique ; c’est le comble du ridicule. »
Cette réflexion impériale est la première manifestation que nous ayons d’une tout autre lecture du roman, qui nous emmène bien loin des émois d’adolescente ; il ne s’agit plus du Genji comme conte peccamineux, mais comme miroir des princes. On n’y va pas chercher les descriptions d’états d’âme tourmentés par l’amour, en somme des histoires, mais l’Histoire elle-même. Si l’empereur Ichijô mettait d’emblée le livre au niveau des grands textes historiques japonais qu’étaient la Chronique des choses anciennes ou les Annales du Japon, la lointaine postérité alla plus loin encore en le comparant aux œuvres les plus prestigieuses de la Chine antique : le Genji-monogatari alliait la rigueur stylistique et factuelle des Mémoires historiques de Sima Qian à la description sans complaisance de mœurs dépravées afin de mener la société à la rectitude morale, tout comme l’avait fait en Chine la première partie du Livre des Odes, celle des « Chants des Royaumes ». Telle était l’opinion de Kumazawa Banzan, un penseur du XVIIe siècle qui fut sur ce point rejoint plus tard par l’illustre Rai San.yô, pour qui Murasaki-shikibu était un modèle de vertu et de style ; nombreux aussi étaient ceux qui voulaient voir dans ce livre un recueil codifié des usages de l’ancienne cour, ce qu’il est aussi d’ailleurs.

Arrêtons ici l’esquisse du destin d’une œuvre : il semble clair que, jugé qu’il soit comme un livre de perdition ou d’édification, un roman ou un mémoire historique, le Genji-monogatari était un monument littéraire bien avant que le concept occidental de littérature ne vienne bouleverser la conscience que les Japonais avaient de leur culture ; on peut dire qu’à la différence de bien d’autres œuvres « redécouvertes » à l’époque moderne, que ce soit avant ou après l’ouverture à l’Occident, il a sans doute été lu sans interruption depuis sa rédaction jusqu’à nos jours. Mais lorsque le Britannique William Aston publia en 1899 son Histoire de la littérature japonaise, l’affaire était désormais entendue : il pouvait se fonder sur une décennie de foisonnante publication d’histoires de la littérature au Japon pour être le premier Européen à affirmer avec assurance que Murasaki-shikibu était le Fielding et le Richardson japonais, créatrice d’un genre littéraire et artisane suprême de la langue. Elle était en quelques années devenue, elle dont nous ignorons encore jusqu’au nom et que nous ne connaissons que par le surnom qui lui avait été donné d’après l’un de ses personnages, le personnage central d’une nouvelle œuvre : l’histoire de la littérature japonaise.
Nous pouvons dire que ce n’est que justice, et que le concept novateur de littérature semblait être fait pour elle : inventé sous l’influence de la culture européenne qui envahissait le Japon, il permettait d’envoyer au monde, sous un nouvel habit, un auteur et une œuvre qui avait toujours été, depuis près de mille ans, l’objet de l’attention de l’élite intellectuelle comme d’un public de lecteurs plus étendu pour chaque époque que ce que l’on trouvait en Europe à la même période ; le Japon avait désormais son Dante, son Cervantès, son Shakespeare.
Ce qui avait enfin permis de donner au Genji-monogatari un plein statut littéraire, en entraînant dans son sillage des œuvres au destin beaucoup plus discret, telles ces Notes d’un ermitage évoquées au début de notre propos, ce qui était la condition même de la naissance d’une histoire de la littérature japonaise, c’était l’apparition d’un concept clairement défini de la « langue nationale ». La culture japonaise, dès ses plus anciennes sources, était marquée par la coexistence, mieux la symbiose, de deux langues écrites, le chinois classique et le japonais classique.
Il y aurait quelque embarras à définir plus précisément cet état de choses : il ne s’agissait pas d’un bilinguisme, puisque le chinois classique était certes écrit selon les règles propres à cette langue, mais lu, ou réalisé oralement, en langue japonaise et selon sa propre grammaire ; un Chinois, d’où qu’il vînt et de quelque époque, n’eût rien compris à l’ouïe, tout en pouvant lire le texte. On ne peut non plus parler de diglossie, puisque ce phénomène implique une langue parlée différente de la langue écrite, or le japonais de nos textes n’est pas la langue parlée, même si l’on suppose que les dialogues du Genji, par exemple, reflètent d’assez près les conversations de la haute société de Kyôto aux alentours de l’an Mil ; il y aurait en ce cas une triple diglossie. Il s’agirait donc d’une digraphie, mais la syntaxe qui contraignait le texte écrit chinois, tout à fait différente de la japonaise, donnait conscience d’écrire en deux langues bien séparées. À la suite des Européens pour qui l’histoire littéraire moderne ne concernait que les langues « nationales », à l’exclusion du latin et des dialectes ou des langues régionales, il fallait qu’il n’y eût pas d’ambiguïté sur la définition de « langue japonaise », et donc exclure les textes en chinois écrit, en amputant d’une bonne moitié les lettres japonaises et en reléguant des œuvres qui étaient autrefois mises au pinacle. Mais ici encore, l’influence de l’Europe ne faisait que précipiter la réponse à une longue interrogation, qui remonte même bien au-delà de la tradition des études dites « nationales » qui se sont épanouies aux XVIIe et XVIIIe siècles.
Nous la voyons déjà percer dans la célèbre préface du Recueil de poèmes de jadis et naguère de Ki no Tsurayuki, daté de 905, mais à l’époque, et durant tout le Moyen Âge, on mettait en regard les deux langues essentiellement à travers la poésie : d’un côté la poésie japonaise, le waka, dont la caractéristique majeure était le refus systématique du vocabulaire chinois qui imprégnait par ailleurs la langue autant que le vocabulaire franco-latin a envahi l’anglais, de l’autre la poésie en écriture chinoise composée selon les grands modèles continentaux. La poésie de langue japonaise était réservée aux dieux, aux dieux japonais s’entend, et la langue qui la portait était celle de la création du monde. Le Roman de Genji, avec ses huit cents poèmes insérés dans le texte, comme les Notes d’un ermitage, le premier plus encore que le second, se distinguaient par leur très faible proportion de termes sino-japonais : ils pouvaient être en cela perçus comme de véritables poèmes en prose.
En étendant à ces textes prosaïques les conceptions déjà très anciennes sur la poésie japonaise, l’occidentalisation de Meiji dont nous célébrons cette année les prémices permettait de faire glisser dans des catégories modernes et dans un vocabulaire commun aux Européens et aux nouveaux Japonais des représentations en réalité séculaires. La culture japonaise pouvait entrer dans la ronde des nations.