Coupoles Allocution d’accueil par M. Nicolas GRIMAL Secrétaire perpétuel de l’Académie
Monsieur le Chancelier de l’Institut de France,
Monsieur le Secrétaire perpétuel de l’Académie française,
Monsieur le Secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences,
Monsieur le Secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences morales et politiques,
Madame et Monsieur les Secrétaires perpétuels honoraires,
Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs,
Monseigneur,
Monsieur le Général,
Mesdames les directeurs de grands établissements,
Madame et Monsieur les fondateurs,
Chers Confrères, chères Consœurs,
Chers collègues,
Mesdames, Messieurs,
« Quelle chimère est-ce donc que l’homme ? quelle nouveauté, quel monstre, quel chaos, quel sujet de contradictions, quel prodige ? Juge de toutes choses, imbécile ver de terre, dépositaire du vrai, cloaque d’incertitude et d’erreur, gloire et rebut de l’univers. »
Ces phrases sont parmi les plus célèbres de l’œuvre de Pascal, elles ont été de nombreuses fois commentées. Je n’aurai pas la prétention d’apporter grand-chose à leur compréhension, si ce n’est après beaucoup d’autres, le regard d’un historien de la pensée antique, qui, pour justifier son hasardeuse entreprise, peut avancer que Pascal lui-même a constamment cherché à situer sa pensée par rapport à celle des grands philosophes de l’Antiquité, essentiellement les Stoïciens, les Épicuriens et les Pyrrhoniens. Je laisserai de côté Platon, non qu’il ne soit pas important dans l’œuvre de Pascal, plusieurs études, et notamment celle de Vincent Carrraud sur le rapport de Pascal à la philosophie ont démontré le contraire, mais parce que le philosophe athénien représente pour Pascal, un cas limite, il est le philosophe de l’ambivalence, celui qui a su critiquer, avant même qu’elles n’apparaissent, les doctrines de l’épicurisme et du stoïcisme, celui qui a entrevu quelque chose de la transcendance, mais qui, n’ayant pas eu accès à la Révélation, est resté en quelque sorte sur le seuil de la porte, tamquam in ostio pour reprendre l’expression utilisée par Saint Augustin à propos de ses hésitations à se convertir. Les phrases que j’ai données comme titre à cette intervention sont interprétées comme l’expression des paradoxes qui définissent la condition humaine. On emploie souvent à propos de ce passage le terme de contradiction, Pascal dit des « contrariétés » qu’il convient cependant de replacer dans le contexte d’une culture classique. La première phrase, en utilisant le terme de « chimère », référence à l’Antiquité païenne, présente l’homme comme un être fait d’éléments divers qui ont tous cette particularité de renvoyer à la bestialité. La suivante, par une série d’interrogations exprime l’effroi que ne peut manquer de provoquer cette hétérogénéité des apparences. La dernière, la seule qui ne soit pas interrogative apporte de la clarté en définissant les éléments contradictoires qui composent la nature humaine. Les deux oppositions en asyndète, dans lesquelles la grandeur de l’être humain est opposée à sa misère, s’achèvent par la conjonction de l’une et de l’autre. « Cloaque » est un terme d’une grande violence, alors que « abîme », que Pascal emploie ailleurs appartient à un registre plus noble. La Bruyère utilisera lui aussi « cloaque » mais en atténuant sa puissance par une métaphore. Énumérant les différents types de maux, il évoque ceux « cachés et enfoncés comme des ordures dans un cloaque, je veux dire ensevelis sous la honte, sous le secret et dans l’obscurité ». Le christianisme est pour Pascal le seul à pouvoir percevoir l’être humain dans sa totalité, et par là-même il fait imploser les mécanismes habituels de l’opposition. Dans les antilogies traditionnelles de la rhétorique et de la philosophie hellénistique, celle qui nous intéressera ici, on ne peut sortir de la contradiction de trois manières : ou bien on choisit l’une des deux possibilités contre l’autre, ou l’on pratique la suspension du jugement, ou l’on tente de trouver, malgré tout, une issue dialectique. Cependant, tout se passe sur le plan de l’horizontalité, celui d’une raison humaine qui cherche à sortir par elle-même de ses apories. Ce que dit Pascal de l’être humain est radicalement différent, puisque c’est l’axe de la verticalité qui prévaut. Suite au péché originel, « L’homme ne sait à quel rang se mettre, il est visiblement égaré et tombé de son vrai lieu sans pouvoir le retrouver. Il le cherche partout avec inquiétude et sans succès dans des ténèbres impénétrables ». « Tombé de son vrai lieu », suite au péché originel, il est en butte à de perpétuelles contradictions : « Nous souhaitons la vérité et ne trouvons en nous que l’incertitude, nous recherchons le bonheur et ne trouvons que misère et mort. »
Dans ce passage de Pascal, il est un terme que l’on aurait pu s’attendre à trouver et qu’il n’a pas employé, sans doute parce que cela aurait brisé la force des oppositions binaires. Ce terme c’est la « honte », corrélat habituel du mépris. Il est présent dans les Pensées, mais à un degré moindre qu’on aurait pu l’imaginer. Depuis Philon d’Alexandrie, qui le premier tenta de concilier la Bible et la philosophie, la honte a été liée à ce qu’il y a de méprisable en l’être humain et donc à la chute. Philon a écrit dans le De opificio mundi, sur un ton solennel, une phrase qui est une réfutation par avance du cogito cartésien et de l’herméneutique du sujet chère à Michel Foucault. C’est le rejet de toute prétention humaine à une existence coupée de la référence à Dieu : « Au nom du Dieu véritable et unique, il n’y a rien de si honteux que de croire que c’est moi qui pense, ou moi qui sens ». La pudeur, version positive de la honte, devient le premier critère non seulement éthique mais ontologique. Les autres vertus lui sont subordonnées, en ce sens qu’elles ne peuvent véritablement exister que si le sujet a pris conscience de son oudeneia, de son néant. Tout est conditionné à la fin de l’égologie. Chez Saint Augustin le verbe pudet, et l’adjectif turpe abondent. Je ne retiendrai ici que ce passage de livre IV de son Opus imperfectum : « Mais assurément nous avons honte de ce dont les premiers humains eurent honte, en cachant les parties honteuses. C’est bien là le châtiment du péché. » Nous l’avons dit, la mention de la honte n’est pas fréquente dans les Pensées, mais ce que Pascal en dit est d’une grande force. C’est le passage, lui aussi célèbre, où sont opposées la raison et l’imagination : « S’ils sont fâchés, dans le fond de leur cœur, de n’avoir pas plus de lumière, qu’ils ne le dissimulent pas ! Cette déclaration ne sera point honteuse. Il n’y a de honte qu’à n’en point avoir. Rien n’accuse davantage une extrême faiblesse d’esprit que ne pas connaître quel est le malheur d’un homme sans Dieu. »
Les deux termes « incertitude » et « erreur » employés par Pascal, ne sont pas équivalents, ils renvoient au moins implicitement à deux doctrines antagonistes qui sont pour lui comme les pôles de la recherche philosophique : d’une part, le pyrrhonisme, qui se complaît dans une recherche sans fin et, d’autre part, le stoïcisme qui s’est enfermé dans la fausse certitude de la toute-puissance humaine.
Il y a du méprisable en l’être humain, mais celui-ci n’est méprisable dans l’absolu que lorsqu’il oublie Dieu. Pour reprendre la formule de Vincent Carraud, ce qui caractérise la philosophie dans les Pensées, est d’être « un discours partiel », autrement dit une anthropologie qui, contrairement à la lumière de la Révélation, ne permet de voir qu’un seul aspect de la nature humaine. Ce que Pascal appelle « la superbe diabolique » du stoïcisme c’est précisément d’avoir perçu tout ce que Dieu permet à l’homme, mais de ne pas avoir reconnu les limites de ce pouvoir. Il serait possible d’aller plus loin encore dans ce reproche en rappelant ces phrases véritablement surprenantes que l’on trouve dans la lettre 53 de Sénèque. Elles semblent aller à l’encontre de l’image commune du stoïcisme comme adhésion sans faille à l’ordre du monde, elles font penser à un nietzschéisme qui n’aurait pas encore tué Dieu : « Le sage trouve autant d’espace dans sa vie que Dieu dans tous les siècles. Et même, en un point, le sage l’emporte : Dieu est redevable à sa nature de ne pas craindre, le sage l’est à lui-même. » Pour Pascal, l’erreur du stoïcisme aura été de prétendre aller jusqu’au bout de la puissance, que Dieu a donné à homme, tandis que Sénèque, lui, ne craint pas d’affirmer que l’homme peut même dépasser Dieu, à partir de ce que Dieu lui a donné. Il installe ainsi le sage comme un absolu d’un certain point de vue plus absolu que l’absolu divin. La liberté de l’esprit, celle de la volonté, l’usage de la raison sont, dans le stoïcisme, les voies que Dieu nous a données pour accéder à la perfection. Le sage, précise Sénèque, a ceci d’incomparable que sa perfection aura été acquise de haute lutte. Épictète ira dans le même sens, lorsque, au début des Entretiens, il imagine cette fière réponse d’un prisonnier à son geôlier : « C’est ma jambe que tu enchaîneras ; ma faculté de choix, Zeus lui-même est incapable de la vaincre ». On pourrait ajouter que, très loin de l’idée de la chute originelle, l’homme est dans cette doctrine, le seul être rationnel avec Dieu, ce qui fait du monde « la maison commune des hommes et des dieux ». Nul piège dans cette demeure, puisque le Dieu stoïcien n’a rien du malin génie. Avec de très rares exceptions les représentations que nous avons du réel correspondent au moins partiellement à leur objet. Inutile donc de nous leurrer, toute erreur est une erreur de jugement, dont nous portons l’entière responsabilité. Y a-t-il donc une place pour le mépris, pour la honte, dans un tel système, où la perfection virtuelle de la nature humaine est confrontée à la faillibilité permanente de presque tous les humains.
D’une part, ce sage égal de Dieu, et peut-être même un peu supérieur à lui, est rarissime. S’il est vrai que les Stoïciens n’ont jamais mis en doute la possibilité de son existence, ils ont néanmoins pensé qu’il survient un tous les sept cents ans, et tous ceux qui ne sont pas sages sont des stulti, autrement dit des sots qui n’ont du monde qu’une compréhension mutilée. Pire encore, Cicéron raisonne en Stoïcien lorsqu’il dit que tous ceux qui ne sont pas sages sont des fous, omnes stultos insanire. Ici encore c’est dans le rapport à Dieu qu’il convient de trouver la réponse aux questions que pose le philosophe. Pour Épictète, il n’y a rien dans l’homme qui soit originellement, ontologiquement méprisable. À l’opposé du « cloaque » pascalien, il affirme même que le corps humain, c’est de l’argile habilement pétrie. Cela ne signifie pas pour autant qu’il se confine dans l’admiration pour notre nature. Certes, l’homme ne naît pas méprisable, mais il le devient lorsque, par ses erreurs de jugement, il se réduit lui-même à n’être que « des ventres, des entrailles et des organes génitaux », autrement dit lorsqu’il oublie qu’il est « né du père suprême, père des hommes et des dieux ». Quant à la honte, elle présente dans le stoïcisme un double aspect. Elle est la peur de traîner une mauvaise réputation et il s’agit donc d’une crainte vaine puisqu’elle est référée à un objet, la doxa, qui n’a pas d’être véritable. Le versant positif, c’est la pudeur, aidôs en grec, un sentiment qui relève de l’eulabeia, la circonspection. Dans un passage où il s’attaque à la Nouvelle Académie, Épictète dit que la pétrification du sentiment de honte est pire encore que celle de l’intelligence, car elle prend les allures de la force. En cela il rejoint Pascal et son idée qu’il n’y a de honte qu’à ne point en avoir.
Faute de temps, je serai un peu plus bref sur le scepticisme, alors qu’il s’agit d’un aspect particulièrement difficile de la pensée de Pascal. Il tient son information principalement de Montaigne, lui-même grand lecteur de Sextus Empiricus, chez qui il a appris à opposer les deux sources du scepticisme antique, la Nouvelle Académie qui aurait pratiqué une forme de dogmatisme négatif en affirmant que rien ne peut être connu et le pyrrhonisme qui, au contraire, aurait poursuivi indéfiniment la recherche. Des travaux récents, et notamment ceux de Marcel Conche, ont bouleversé cette perception de la tradition sceptique, mais on ne peut pas reprocher à Pascal d’avoir utilisé les seules sources dont il disposait. Paradoxalement, il y a des Pensées dans lesquelles on trouve une appréciation positive du scepticisme : « Le pyrrhonisme sert à la religion » et celle-là, plus célèbre encore : « Le pyrrhonisme est le vrai ; car, après tout, les hommes, avant Jésus-Christ, ne savaient où ils en étaient, ni s’ils étaient grands ou petits ; et ceux qui ont dit l’un ou l’autre n’en savaient rien, et devinaient sans raison et par hasard, et même ils erraient toujours en excluant l’un ou l’autre. » Cela ne l’empêche pas d’écrire ailleurs « Pyrrhonien pour opiniâtre », car rien ne parvient à le sortir de son doute. Faut-il suivre Pascal dans cette représentation du Pyrrhonien ? On peut, en tout cas, lui opposer à l’image d’un pyrrhonisme tout entier dans le questionnement et la recherche cette parole que Timon, le principal disciple de Pyrrhon, attribue à son maître dans des vers qui ont été repris par Sextus Empiricus et qui donc appartiennent à l’ensemble de la tradition sceptique. Ce texte pose des problèmes de traduction dans lesquels je n’entrerai pas, mais le sens général est celui de la valorisation hyperbolique et même d’une forme de divinisation de la figure du maître :
« Ô Pyrrhon, voici ce que mon cœur désire savoir :
Comment donc, n’étant qu’un homme, mènes-tu une existence si facile et si paisible ?
Toujours sans souci et inébranlable,
Ne succombant pas aux vertiges de la sagesse aux douces paroles
Toi seul guides les hommes à la manière du dieu
Qui poursuit sa course autour de toute la terre
Montrant le disque brillant de sa sphère parfaite. »
Pyrrhon est donc dans une telle représentation l’équivalent d’Apollon, qui dispense la lumière au monde. Par ailleurs, s’il est vrai que le pyrrhonisme refuse de se reconnaître détenteur d’une vérité, et même d’une probabilité de vérité, cela ne l’a pas empêché de se montrer d’une extrême sévérité à l’égard de ses adversaires. En d’autres termes, il ignore certainement où est la vérité, mais il sait où est l’erreur, il la méprise et il ne cesse de la fustiger. Parmi tant d’exemples, on mentionnera sa critique de « la pénible futilité d’Aristote », ou, encore la manière dont est traité Zénon de Kittion, le fondateur du stoïcisme, comparé à « une vieille phénicienne gourmande, avec son obscure vanité », dont il est dit « elle a moins d’esprit qu’un chapelet de sottises ». Certes, Timon est un poète satirique, mais Sextus Empiricus, dans ses Hypotyposes pyrrhoniennes ne se montre pas sur le fond beaucoup plus compréhensif à l’égard de ses adversaires. Quant aux mots qui désignent le mépris et la honte, ils sont quasiment absents du corpus, pourtant très vaste, de Sextus Empiricus. Comme si le scepticisme se plaçait au-delà de ces notions, alors même qu’il a abondamment pratiqué le mépris et qu’il s’est surtout occupé de faire honte à ses adversaires.
Quelques mots pour conclure. Il serait tout aussi excessif d’établir une continuité entre Pascal et les philosophes qu’il évoque que de prétendre qu’il ne leur doit rien. Ce que l’on peut, en revanche, affirmer, c’est que son souci de montrer que seul le christianisme a perçu dans sa vérité la dualité de la nature humaine l’a conduit parfois à simplifier la perception qu’en avaient les philosophes. Le stoïcisme, dont Pascal condamne la présomption et la prétention à rendre l’être humain « saint et compagnon de Dieu » est aussi celui qui inclut dans la catégorie dégradante des stulti, la quasi-totalité de l’humanité. Dans un monde qui a été fait pour lui, où la providence s’ingénie à lui offrir le spectacle du vrai, du beau et du bon, l’homme trouve encore le moyen de se tromper partout et tout le temps, incapable de suivre la voie, pourtant toute tracée, de la raison. Le moins qu’on puisse dire est que le stoïcisme accable l’être humain tout autant qu’il l’exalte. Quant au pyrrhonisme, sa lutte sans relâche contre toutes les illusions et tous les dogmes, le conduit paradoxalement à percevoir Pyrrhon comme l’équivalent d’un Dieu, sacrifiant ainsi au culte du prôtos euretès, du génie qui a éclairé l’humanité. En définitive, ni les Stoïciens ni les Pyrrhoniens n’ont ignoré la dualité de l’homme, mais à la différence de Pascal, ils ont rejeté toute forme de transcendance, se focalisant sur le rapport de l’exception à la norme, et principalement sur la fâcheuse tendance des hommes à substituer l’une à l’autre.