Société asiatique Deux siècles d’orientalisme

Les principales branches de l’orientalisme se sont constituées en disciplines scientifiques au début du XIXe siècle, qui a marqué les grandes conquêtes de cette science : déchiffrement d’écritures ; résurrection de monuments ; comparaison et classification des langues (indo-européen, sémitique, etc.). Le XXe siècle, qui n’a pas été sans découvertes et résurrections aussi importantes (Mohenjo-Daro, Ras-Shamra, Mari, etc.), a réalisé des campagnes importantes de restauration de monuments, rendu accessible des corpus immenses de documents et, en conséquence directe de l’extension de la documentation, multiplié les spécialités, au risque de faire oublier le lien de famille orientaliste. L’histoire de la Société Asiatique se confond avec celle de l’orientalisme français lié à toutes activités similaires dans d’autres pays d’Europe et d’Asie. Sa mission d’information critique, de fédération des chercheurs, de prise de conscience, de conseil a été accomplie au moyen de multiples actions : séances régulières, publications, constitution de collections et d’une Bibliothèque, organisation de congrès… Dès le 15 avril 1829, elle était reconnue d’utilité publique par ordonnance royale.

 

 

Exposés scientifiques

Depuis le règlement de 1822, les membres se répartissent en membres souscripteurs en nombre illimité, et en membres étrangers qui furent, dans les débuts de la Société, en nombre restreint et choisis comme des associés correspondants, « savants asiatiques ou européens qui se livrent à l’étude des langues asiatiques et qui en cultivent la littérature ».
La principale et régulière activité consiste en la réunion d’un conseil de 24 membres chaque mois pour, d’une part, l’administration de la Société, d’autre part, des communications scientifiques. Mais tout membre souscripteur de la Société est invité à se joindre aux délibérations et à faire lui-même des communications sur ses recherches ou toute matière nouvelle intéressant l’histoire, l’archéologie, les lettres, etc. de la région de l’Orient qu’il étudie. Au début, ce fut le premier lundi de chaque mois. Bientôt, on adopta le vendredi. Une assemblée générale annuelle se tenait en avril, avant d’être déplacée en juin : on y procédait à l’élection des membres du Conseil ; le trésorier y lisait un rapport financier et une proposition de budget pour l’année suivante, le secrétaire un rapport d’activités. De 1840 à 1867, Jules Mohl fit de ces rapports annuels des tableaux critiques remarquables de l’orientalisme international, considérés a présent comme des documents irremplaçables pour l’histoire de l’orientalisme scientifique.
L’élévation progressive du nombre des travaux rendit une telle tâche bientôt impossible. Ernest Renan qui l’assuma encore la ramena à un tableau de la production française. James Darmesteter fut le dernier à la réaliser jusqu’à sa mort prématurée en 1894. Un rapport moral plus bref fut ensuite présenté par le secrétaire, puis par le président lui-même.

 

 

Les séances ont eu lieu avec une régularité quasi infaillible pendant toute l’histoire de la Société. Sa mission, les préoccupations scientifiques de ses membres la maintenaient évidemment loin de l’actualité et les événements qui agitaient le pays périodiquement n’ont généralement pas eu de conséquences sur sa vie propre. La compagnie traversa ainsi les révolutions et les guerres. Tout au plus quelques séances ne purent se tenir en 1870 ; elles eurent lieu régulièrement pendant la Première Guerre Mondiale, et le Président Paul Pelliot réussit à en assurer le déroulement pendant la Seconde, sans compromission avec les occupants. En effet, si le gouvernement de Vichy imposait l’obtention d’une permission pour toute réunion, Pelliot se refusa toujours à la demander. Les réunions furent alors clandestines et ne furent jamais dénoncées.

 

 

Une politique de publication

La Société Asiatique avait adopté lors de sa fondation une politique ambitieuse de publication de travaux scientifiques dans le domaine de tout l’Orient. Au début celle-ci visait principalement des grammaires et dictionnaires de langues de pays d’Orient ainsi que l’édition de textes et de traductions, mais rapidement elle accueillit les études les plus diverses. Depuis presque deux siècles, elle a ainsi pris à sa charge ou soutenu des publications par des souscriptions ou des subventions. Son organe, le Journal asiatique, dont le premier fascicule a paru dès juillet 1822, a livré ainsi, au travers de près de 300 volumes, un très grand nombre de travaux qui ont joué un rôle déterminant dans les études orientales internationales. Autre conséquence de cette politique éditoriale, il fallut procurer aux imprimeurs français des caractères orientaux : mandchou-mongol, géorgien, dévanâgarî, zend, sanskrit, chinois, cinghalais… La plupart furent gravés à Paris même, aux frais de la société, ou acquis grâce à des savants étrangers. Au milieu du XIXe s., la Société avait ainsi rendu possible à Paris l’impression dans les principales écritures.

 

 

 

Échanges internationaux

La fonction d’encouragement aux études d’orientalisme de la Société Asiatique s’est matérialisée dans de diverses actions. Elle donnait conseils et instructions à des voyageurs qui, diplomates ou autres, partaient dans diverses contrées d’Orient. Elle en chargea quelques-uns d’acheter des livres ou documents, leur accordant un crédit. Par exemple, en 1824, elle donna 1500 francs à Alfred Duvaucel qui lui procura un manuscrit du Bhâgavatapurâna enluminé de 359 miniatures. Elle aida Fréd. Edouard Schulz et Charles d’Ochoa qui moururent au cours de leur mission, ou encore le célèbre Paul-Emile Botta et Charles Huber.
Elle encourageait les entreprises de corps de savants et travaillait à l’organisation d’actions collectives. Par ses bons offices, le premier Congrès des Orientalistes se tint en 1873 à Paris, le VIIe en 1897, le XXIe en 1948, celui du centenaire en 1973. Elle a régulièrement envoyé une délégation à chacune des sessions de cette grande manifestation dans le monde entier, avec une aide financière ; elle a fourni dans ses séances des informations sur de multiples congrès, réunions, manifestations orientalistes, en a publié des comptes rendus dans son Journal. En 1919, elle prit l’initiative d’échanges de vue qui aboutirent à une Fédération des Sociétés orientales interalliées. Plus récemment, en 1992, elle a organisé un colloque « Pour une nouvelle politique de l’orientalisme » qui a conduit à la publication du Livre blanc de l’orientalisme français (1993).

 

 

Son centenaire a été l’occasion d’une grande célébration, sous la présidence d’Émile Senart, du 10 au 13 juillet 1922, où affluèrent des délégations de nombreuses sociétés et institutions savantes d’Europe et d’Asie. Il a été aussi l’occasion pour elle de réfléchir sur elle-même. Elle était en mesure de publier son histoire par les soins de Louis Finot et de dresser un bilan de l’orientalisme français à cette date. Le cent-cinquantenaire fut une autre occasion de dresser un bilan qui enregistrait le progrès et la transformation de la discipline, notait la diversification des études, la spécialisation à outrance et consacrait par là même l’utilité de la Société partout présente et au service de chacun.

 

La Société Asiatique a été le lieu de l’expression d’idées communes et de démarches intéressant l’ensemble de l’orientalisme. Au XIXe siècle et dans la première moitié du XXe, elle ne manque pas de rappeler que les administrations coloniales, même si elles fournissent des moyens aux savants, doivent respecter les cultures originales de ces pays et tenir compte des connaissances que les orientalistes procurent sur elles. À la même époque nait aussi une idée d’un tout autre ordre : celle d’un patrimoine mondial. C’est ainsi par exemple qu’en 1884, à la suite d’une demande pressante de Gaston Maspero, Renan fit un appel à une souscription : « La conservation des monuments de l’Égypte importe à l’humanité tout entière. Après la Grèce, qui nous a enseigné le beau et le vrai, après la Judée, qui a créé la tradition religieuse, l’Égypte est le pays qui passionne le plus ceux qui ont quelque souci du passé de notre espèce. »
La Société Asiatique a contribué à ces mouvements et, depuis près de deux siècles, prône, à travers les études orientales, la connaissance de l’Autre.