Par M. Pierre TOUBERT, membre de l’Académie

L’histoire, comme aimait à le rappeler le grand historien Lucien Febvre est « la fille de son temps ». C’est dire que ce sont souvent les problèmes du présent qui sollicitent notre quête du passé et fixent le choix de nos sujets d’étude. C’est dans cet esprit, Mesdames et Messieurs, que j’ai conçu le projet de vous entretenir ce soir de « La perception et la gestion des crises dans l’Occident médiéval ».Jamais autant qu’aujourd’hui, en effet, nos sociétés n’ont été assaillies non seulement par une crise profonde, mais aussi par le désir ardent d’en saisir les causes et les effets, et donc de proposer des remèdes et des conduites de gestion appropriées. Un remarquable Center for Risk Management s’est ainsi créé auprès du King’s College de Londres. Des recherches d’une rare qualité sont aussi menées aux États-Unis auprès du Harvard Center for Crisis Analysis. Je ne rappelle que pour mémoire le succès considérable qu’a connu en France la traduction de l’ouvrage d’Ulrich Beck sur la Risikogesellschaft et le travail de réflexion qu’il a suscité chez nous. C’est à la lumière de ces acquis récents que je voudrais vous présenter aujourd’hui quelques réflexions sur les crises médiévales et sur les enseignements que l’on peut, me semble-t-il, tirer de l’analyse de ce passé à la fois si lointain et si présent dans nos curiosités intellectuelles.

Par souci de clarté, j’examinerai successivement trois ordres de problèmes :

Je voudrais tout d’abord évoquer rapidement les types de sources dont nous disposons pour cerner le problème des crises médiévales. Je m’attacherai ensuite à définir les types de crises que ces sources nous permettent d’identifier ainsi que leur contexte. Je voudrais enfin et surtout me pencher sur les modes de perception de ces crises que se sont faits les contemporains, sur les idées, en somme, qu’ils ont pu se forger quant à leurs causes et aux moyens d’y remédier. Ceci, tant du point de vue des conduites individuelles que des réponses sociales apportées en période de crise par les grands décideurs politiques du moment : princes laïques et ecclésiastiques et communes urbaines en particulier. Nous pourrons ainsi je l’espère esquisser, pour conclure, un bilan des éléments de modernité, discrets mais réels que nous révèle une telle approche de la perception des crises par l’homme médiéval.

Envisageons donc d’abord le problème de la typologie des sources. Pour le haut Moyen Âge, c’est-à-dire pour la période qui va jusqu’aux XIe – XIIe siècles, on constate assez paradoxalement que les sources qui forment alors le terrain de manœuvre favori des médiévistes, les recueils de chartes et les cartulaires, n’offrent que peu d’éléments utiles. Il faut nous tourner vers d’autres types de sources. Ce sont en effet les annales et les chroniques – essentiellement monastiques – qui nous livrent les données les plus précieuses. Avec leur goût naturel pour l’extraordinaire et le merveilleux, elles décrivent des crises d’une manière certes souvent stéréotypée mais souvent aussi originale et saisissante. Elles méritent toujours de notre part une analyse critique attentive. À la même époque, un autre type de sources bien connu, les Gesta (ou hauts faits) des évêques et des abbés ouvre des perspectives sur la conduite des décideurs ecclésiastiques en matière de gestion. Dans le même esprit, les sources hagiographiques nous révèlent, au dessus des princes, des évêques, des abbés, les modes d’intervention des saints comme recours suprême en cas de crise. Les sources liturgiques enfin nous disent les prières, les mises en scène cultuelles et les pratiques dévotionnelles destinées à prémunir la société contre les risques de crise majeurs qui la menaçaient.

À partir du XIIIe siècle, le paysage documentaire change. Une nouvelle distribution typologique des sources révèle clairement les évolutions en cours de la société médiévale elle-même et de ses cadres politiques. Les chroniques urbaines prennent désormais la première place. La législation normative connaît de son côté un essor considérable. On voit s’y élaborer toute une série de dispositifs anti-crises avec les édits et ordonnances des princes et la réglementation statutaire des grandes communes. Ici et là, des magistratures et des offices plus ou moins spécialisés dans la gestion ordinaire des situations de crise se mettent en place aux XIVe – XVe siècles. Ils alimentent à leur tour une abondante littérature délibérative, parfois bien conservée dans nos dépôts d’archives.

Concluons sur les sources concernant les crises. On constate sans surprise que leur éventail typologique est très ouvert et d’une richesse croissante tout au long du millénaire médiéval. Jusqu’au XIIe siècle, nos possibilités d’approche dépendent pour l’essentiel de sources qui émanent du milieu ecclésiastique et concernent surtout le monde rural que ces instances encadrent. À partir du XIIIe siècle, s’amorce une montée en force des sources publiques et des sources urbaines, avec la constitution des monarchies féodales et des grandes cités-états, en Italie, en Allemagne et dans la France du Midi surtout. Ce n’est pas un des moindres intérêts de ce rapide survol des sources que de nous montrer comment, aux derniers siècles du Moyen Âge, l’emprise étatique et l’emprise urbaine ont créé de nouvelles structures de gestion des crises. Elles ont construit, en même temps, de nouveaux cadres de perception offerts à notre sagacité par ces dispositifs de gestion.

Lorsque l’on passe de l’évocation des types de sources à celle des crises elles-mêmes dont ces sources nous livrent l’accès, il convient d’abord de définir la conjoncture de longue durée qui en forme la toile de fond.

Or cette conjoncture, fort heureusement, fait aujourd’hui l’objet d’un rare consensus tant parmi les spécialistes de la démographie historique que chez ceux de l’histoire économique. Tous les indicateurs à notre disposition permettent en effet de voir dans le millénaire médiéval une répartition de ses fondamentaux en trois cycles de longue durée. Le premier, va de l’Antiquité tardive jusqu’aux VIIIe– IXe siècles. Il est marqué par une lente et constante dépression de la démographie, de l’économie, des technologies, de la production et des réseaux commerciaux. Le tout, dans un contexte bien connu de décadence des villes et de dégradation monumentale de leurs espaces. Le point le plus bas semble atteint au milieu du VIe siècle et dans les décennies successives au moment à une démographie déjà déficitaire de longue date est frappée de plein fouet par une grande pandémie de peste bubonique désignée par les historiens comme sous le nom de « peste de Justinien », dont les effets dévastateurs ont été bien mis en lumière par des travaux récents. À partir du VIIIe siècle, apparaissent les premiers signes d’une reprise générale. Partie des capacités de récupération offertes par l’économie agraire et par les cadres de gestion de la seigneurie rurale, cette reprise est d’abord démographique. Elle se traduit, dès le Xe siècle, par la conquête de nouveaux espaces agricoles par voie de défrichement, par la multiplication des villages puis, comme on le sait bien, par une renaissance de la vie urbaine, dont les prodromes des Xe– XIe siècles se confirment avec éclat au XIIe siècle en Italie du Nord d’abord et dans les Flandres, puis dans les pays d’entre Loire et Rhin. Ce cycle d’expansion générale dont les effets cumulatifs atteignent leur apogée au XIIIe siècle est brisé au milieu du XIVe siècle par l’offensive ravageuse d’une nouvelle pandémie de peste bubonique venue d’Asie, la fameuse Peste Noire de 1348 dont l’impact sur la démographie, évidemment mieux connu que celui de la peste justinienne du VIe siècle avec un taux de mortalité qui peut être évalué à quelque 30%, voire plus de la population. [Je rappelle pour simple mémoire que l’on estime entre 1% et 2% le taux de létalité de la grippe espagnole de 1918]. Dès lors, et jusqu’aux dernières décennies au XVe siècle, l’Occident connaît à nouveau un cycle long de dépressions auquel la découverte du Nouveau Monde mettra un terme. Désormais, l’Occident s’ouvrira aux horizons modernes et à cette « économie-monde » dont Fernand Braudel a été l’explorateur pionnier et pénétrant.

Le millénaire médiéval est donc loin d’avoir connu une croissance linéaire. En termes de cycles de longue durée, les fameux cycles de Kondratiev, son originalité tient à l’existence d’un très long cycle d’expansion (cycle A) allant des VIIIe-IXe siècles jusqu’au milieu du XIVe siècle, encadré par deux cycles de dépression (cycles B de Kondratiev), celui des Ve – VIIIe siècles et celui des XIVe – XVe siècles. Cette ordonnance en triptyque nous a valu d’admirables visions en dehors même de l’histoire économique et sociale, dans le domaine l’histoire de la culture et de la création artistique. Comment ne pas évoquer à ce propos les noms de Jakob Burckhardt, Émile Mâle ou Erwin Panofsky ? Celui de Georges Duby, historien total de l’apogée féodal des Xe – XIIIe siècles, celui de Jean Huizinga et de son Automne du Moyen Age ou celui de Millard Meiss sur la peinture italienne après la Peste Noire ?

Ce qui importe pour nous de noter aujourd’hui, c’est qu’au-delà des mouvements de grande amplitude que nous révèle l’analyse macroéconomique, le millénaire médiéval a constamment eu à surmonter des crises périodiques, à la fois assez fortes pour nous avoir laissé les traces documentaires les plus claires et en même temps assez bien contenues pour avoir scandé les cycles longs sans en perturber la tendance de fond. Ce sont ces crises, en somme surmontables et toujours surmontées, qui vont nous retenir, plus que les deux grandes pandémies pesteuses, déjà bien étudiées, de Justinien et de 1348, les seules qu’ait connues le Moyen Âge et les seules qui aient été capables, par leur impact catastrophique sur la démographie, d’inverser la tendance de fond de la vie économique et sociale.

Pour le reste, au contraire, les crises ordinaires si l’on peut dire, ou « intra-cycliques » pour parler comme les économistes, s’inscrivent de la manière la plus concrète sur l’horizon d’angoisse permanente de l’homme médiéval. La diversité des récits et descriptions de crises qui ponctuent annales et chroniques en éclairent bien les caractéristiques les plus constantes, leur extension géographique et la chronologie de leurs récurrences. Certes, une croissance démographique, assurée depuis le IXe siècle, avait contraint les sociétés essentiellement agraires à répondre à la croissance par des efforts acharnés en vue d’assurer en parallèle la progression qualitative et quantitative des subsistances disponibles. Sans avoir jamais bénéficié d’une grande révolution agricole, c’est néanmoins grâce à des progrès empiriques dans les domaines de l’outillage et des techniques culturales que le beau Moyen Âge des Xe– XIIIe siècles avait créé les paysages agraires dont nous sommes les héritiers. C’est à ce même travail de quête opiniâtre de nouvelles ressources alimentaires que l’on avait mis en place, dans l’Europe du Nord, les pratiques de la rotation puis de l’assolement triennal en céréaliculture. Sans être en reste d’énergie créatrice, les paysans méridionaux avaient développé de leur côté une polyculture vivrière intensive de huerta, la vigne, l’olivier et la transhumance pastorale. L’analyse des crises médiévales se résume ainsi finalement en un grand constat : celui de l’échec périodique de ces efforts soutenus en vue d’établir dans la longue durée des conduites et des pratiques collectives de prévention du risque majeur auquel toutes les sociétés médiévales ont été confrontées : le risque de pénurie alimentaire. Disons-le tout net : la crise médiévale, définie dans son profil collectif élémentaire, c’est la famine causée par la rupture critique des équilibres ordinaires de la gestion des agrosystèmes de subsistance. Tout aussi clairement nous apparaît la cause de ces ruptures critiques : c’est la catastrophe météorologique pour laquelle, précisément il n’existait aucune vraie prévention. On connaît bien l’intérêt obsessionnel que les annales et chroniques ont porté à la notation des faits météorologiques, aux types de temps, aux catastrophes nées des variations climatiques. On sait tout le profit qu’en ont tiré les historiens du climat, depuis les remarquables travaux d’Emmanuel Le Roy Ladurie et de ses élèves. Pour l’historien des crises médiévales, leurs conclusions se lisent comme une évidence de calendrier. D’une source à l’autre, par une confrontation attentive des temps, des lieux et des conduites, on peut reconstituer ainsi le décours ordinaire de toute crise périodique. Esquissons-en brièvement une sorte de portrait collectif idéal :
au départ, souvent mais pas toujours, un signe atmosphérique prémonitoire : une comète ou, le plus souvent une éclipse solaire ou lunaire, pluie de météorites, etc.
venant ensuite, un désordre climatique extraordinaire marqué du double sceau de son caractère inouï (généralement en raison du froid, de la pluviosité ou au contraire de la sécheresse) et surtout de la répétition de ce désordre. On observe ainsi que nos crises sont marquées non par une catastrophe climatique mais par la succession de deux, voire trois années catastrophiques. C’est cette répétition qui crée la famine par l’impossibilité qu’elle engendre d’assurer le réensemencement des terres et donc de reconstituer le cycle de la production céréalière.
dernier caractère typique : l’accompagnement obligé de la famine, c’est évidemment la guerre, la maladie et la mort, cette peste au sens large qu’apporte avec lui, en même temps que la famine, le cavalier du quatrième sceau de l’Apocalypse.
Le recours lexical de nos sources narratives est à cet égard d’une éloquente uniformité : une crise est toujours connotée par trois ou quatre vocables, toujours les mêmes : fames ou carestia, pestilentia ou ingens mortalitas. Comme l’écrit le chroniqueur Geoffroy Malaterra au terme de sa longue description de la famine de 1058 en Italie du Sud, fames quidem, gladio mortalitatis acutior facta est. À côté cependant des annalistes monastiques qui se contentent souvent de marquer telles ou telles années d’une notation brève du type hoc anno, fuit magna fames et mortalitas, nombre de chroniqueurs tissent comme Malaterra un récit des plus colorés. Deux thèmes majeurs que je ne peux ici qu’évoquer y sont développés. Le premier, c’est celui de l’horrible décomposition des corps en proie à la famine, hélas si conforme aux images dont plusieurs régions d’Afrique nous permettent aujourd’hui de mesurer la cruelle exactitude. Le second thème dominant, c’est celui des efforts insensés faits pour pallier de diverses manières la carence alimentaire qui transforme la simple disette en famine catastrophique. Dans toutes nos sources, le plus souvent indépendantes les unes des autres, les mêmes recours du désespoir se répètent : on cueille toutes sortes d’herbes inconnues pour en faire des bouillons empoisonnés. On arrache de même les racines et écorces des arbres. On recueille des terres argileuses dont la couleur blanche donne une illusion de farine, etc. La nécrophagie, l’anthropophagie sont non seulement évoquées mais souvent illustrées pour la description complaisante des conduites les plus abjectes : des parents dévorent leurs jeunes enfants, des solitaires au fond des forêts transforment leurs ermitages en pièges mortels pour les vagabonds qu’ils tuent et dépècent, etc.

Je n’entends pas m’engager ici plus à fond sur ce problème un peu trop aguicheur de l’anthropophagie dans les situations de détresse extrême, qui n’est en rien spécifique du Moyen Âge. Comme l’a bien écrit notre correspondant Pierre Bonnassie dans une étude consacrée aux aliments immondes et au cannibalisme de survie dans l’Occident médiéval, la véracité de tels témoignages ne peut être écartée. Plus généralement, Bonnassie a surtout bien montré que les conduites alimentaires aberrantes décrites en temps de famine constituent une sorte de construction d’un code alimentaire inversé, dans une dialectique du pur et de l’impur élaborée depuis le haut Moyen Âge, principalement par la littérature canonique des pénitentiels et des manuels de confession.

C’est moins le folklore de ces cas-limite de famine dont se délectent quelques chroniqueurs qui mérite de nous retenir encore un instant mais bien plutôt l’étude des conditions de perception du risque de crise alimentaire et celle des dispositifs ordinaires de prévention d’un tel risque, majeur et récurrent.

On notera très brièvement que le haut Moyen Âge nous offre les derniers exemples connus de prise en charge des grandes famines par l’État, dans la tradition de l’Empire romain tardif, telle d’ailleurs qu’elle ne survit alors dans l’empire byzantin. Charlemagne, avant même son couronnement impérial a ainsi pris à plusieurs reprises des dispositions pratiques de lutte contre les famines. Ceci, en édictant des mesures visant à constituer des stocks de céréales dans les greniers du fisc et à ordonner la distribution caritative des réserves ainsi aménagées. Cette politique annonaire dans la tradition romano-impériale est attestée lors des grandes famines « intra-cycliques » de 780, 792/3 et 805/806. On ne trouvera plus trace après Charlemagne de telles distributions frumentaires où il faut peut-être voir un aspect de sa politique générale de Renovatio Imperii.

À partir de l’effondrement de l’empire carolingien et jusqu’au XIIIe siècle se dessine une relève dans la politique de gestion des crises que l’on pourrait qualifier de « féodale ». Elle met en avant de nouveaux modèles de décideurs en temps de crise : les évêques et abbés, les princes territoriaux, la classe seigneuriale en général. Quelques chroniques des XIe-XIIe siècles se révèlent d’un intérêt particulier pour l’analyse de la conscience du risque et des réponses qu’ont pu apporter ces nouveaux acteurs du jeu social. Nous pensons bien sûr aux Historiae de Raoul Glaber, à la Chronique d’ Hugues de Flavigny, aux Gesta des évêques de Liège, à l’Histoire du meurtre du comte de Flandre Charles le Bon, à la chronique sud-italienne de Geoffroy Malaterra, etc. Sans pouvoir en analyser ici plus longuement les éléments, ces sources nous permettent cependant de dégager un modèle de comportement qui nous paraît assez général pour être tenu comme caractéristique de la phase « féodale » des modes de perception et de gestion des famines et des crises cycliques. Il est clair que l’action des décideurs ne se limite pas à des distributions caritatives (essentiellement de pain) mais engage des dispositifs plus complexes de réflexion sur le risque et de réponse politique. Plusieurs décisions techniques sont intéressantes à relever dans la mesure où elles dénotent une volonté de gestion prévisionnelle du risque. La conscience du risque de famine est en effet très généralement associée non à une menace de récolte catastrophique mais à l’anticipation d’une succession dramatique de plusieurs cycles céréaliers déficitaires. On notera ainsi, par exemple, qu’une intelligente mesure prise par les évêques de Liège fait obligation aux paysans d’accorder une large place – parfois précisée jusqu’au tiers des surfaces arables – aux légumineuses susceptibles d’assurer une soudure alimentaire efficace entre deux récoltes céréalières déficitaires. Une politique de fixation autoritaire du prix maximum des diverses céréales en période de crise des subsistances est déjà attestée au XIIe siècle chez quelques décideurs « féodaux ». Elle devient routinière à partir du XIIIe siècle, au moment où les monarchies, les princes territoriaux et les grandes communes italiennes mettent en place des politiques de gestion de crise plus complexes, rendues plus efficaces grâce à la maîtrise d’appareils administratifs développés. Des mesures fixant des moratoires en matière de baux ruraux ou, plus généralement, de prêts à intérêt deviennent constantes aux XIIIe et XIVe siècles. La lutte des États contre les effets sociaux dévastateurs des crises frumentaires passe par une lutte contre l’envolée des taux usuraires et de l’endettement du monde paysan.

Des jugements critiques, encore rares et sporadiques avant le XIIIe siècle, nous renseignent dès lors sur la perception commune d’une mauvaise gestion des crises. Des vagues de critiques sont ainsi suscitées en milieu urbain et surtout dans les sociétés communales italiennes des XIVe-XVe siècles par le « malgoverno » en matière de gestion des crises frumentaires, un « malgoverno » d’ailleurs moins souvent associé à l’incompétence de l’État qu’à sa collusion avec les intérêts de la classe dirigeante.

Ces dernières observations sur la conscience critique du risque alimentaire, telle qu’elle pouvait s’exprimer lors des grandes famines et surtout en milieu urbain, nous acheminent vers notre conclusion. Je voudrais en effet souligner pour finir l’intérêt des incitations problématiques que le médiéviste peut retirer des recherches actuelles sur le « Risk Management » évoquées au début de mon exposé.

Dans plusieurs domaines, en effet, le Moyen Âge n’est nullement étranger – avec ses caractéristiques propres – au champ de pertinence des questionnaires élaborés par le Center of Risk Management du King’s College de Londres et par le fameux Harvard Center for Risk Analysis. Résumons-les pour finir.

Le niveau de perception du risque est sans doute, aujourd’hui, extrêmement élevé en raison de la mondialisation des risques et de leur association, dans la conscience collective, à des conduites criminelles (terrorisme, danger nucléaire, pandémies et recours aux armes A B C dites de « destruction massive », etc.). Force est de constater que ce triple mouvement de mondialisation, de criminalisation planétaire et de la manipulation du risque et de sa perception commence bien à se faire jour dans la conscience médiévale. Les annales et chroniques dès les IXe– XIIe siècles soulignent bien, en effet, dans le cas des famines et des pandémies associées, le déchaînement des comportements criminels qui leur sont adjoints ainsi que le caractère transfrontalier, voire carrément universel des menaces de risques perçus comme susceptibles de s’étendre per totam Galliam, Germaniam et Italiam, per orbem terrarum, etc, suivant les formulations récurrentes les plus diverses. C’est précisément à propos de la conscience du risque de famine que la mentalité médiévale a ainsi dépassé le plus volontiers les horizons géographiques bornés qui lui sont traditionnellement assignés. Dans le cadre même des compartimentages supposés caractéristiques des sociétés médiévales définies selon un démarquage paresseux du modèle anthropologique des sociétés segmentaires, la conscience de risques spécifiques ne nous paraît pas moins aiguë. Des dispositions très intéressantes par la convergence de leurs objectifs sont ainsi souvent attestées. Nous n’avons pu qu’évoquer les facteurs de risques déjà jugés comme majeurs : déboisement et surcharge pastorale dans les campagnes, crises frumentaires, incendies catastrophiques dans les villes, etc. Bien sûr, il manque encore à cette perception médiévale du risque un élément décisif d’amplification : la capacité « scientifique » d’en définir l’étiologie, par référence évidemment anachronique à nos critères actuels de définition. Rien ne serait cependant plus malheureux que de passer à côté de ce qui m’apparaît comme le vrai problème historique : à savoir la capacité de l’homme médiéval à construire son étiologie des crises et, par là-même, à faire de la perception du risque un objet culturel offert à notre analyse. Au delà en effet du sentiment commun selon lequel les crises ne sont que le prix dont les hommes paient leurs péchés (peccatis nostris exigentibus), l’analyse révèle une sensibilité médiévale tendue vers une recherche causale diversifiée. Dans le cas des famines, l’identification de causalités liées à des phénomènes célestes exceptionnels (comètes, éclipses, météores, etc.) et à des conjonctions astrales défavorables est, on l’a vu, très générale. Ces dernières sont ainsi perçues à la fois comme un champ de rationalité scientifique et comme un domaine d’inaccessibilité qui n’exclut cependant pas un certain niveau d’emprise sur les effets du risque encouru, qu’il s’agisse d’épidémies, de famines ou d’ailleurs d’incendies et de séismes. Notons que la détermination de conjonctions astrales adverses peut déboucher sur la conscience d’une prévisibilité astrologique de la crise. La croyance commune en une causalité astrale des crises n’exclut nullement d’autre part l’idée que des facteurs humains aient pu, de leur côté, jouer un rôle adjuvant dans le déclenchement des crises. Les chroniques toscanes du XIVe siècle, en particulier celle de Giovanni Villani, sont souvent attentives à faire la part des causalités célestes et celle des causalités sociales dans la perception des situations à niveau élevé de risque.

D’autres traits, notés en passant, nous invitent aussi à doter d’une certaine modernité –la perception médiévale des crises. La liaison y est en effet déjà bien explicite entre risque et conduites criminelles de transgression sociale, en l’occurrence conduite de stockage et d’accaparement des subsistances. Elle justifie la mise en œuvre d’instruments de prévention anti-risque à forte composante policière dans les Communes italiennes des XIVe–XVe siècles. Également présente dès notre époque est l’idée que la gestion du risque n’échappe pas à une contestation légitime par la communis opinio des dispositions prises par les décideurs politiques. Notons enfin – et c’est là un acquis essentiel des derniers siècles du Moyen Age –, que la perception sociale des crises frumentaires ou naturelles s’est accompagnée alors d’une affirmation du principe de solidarité face au risque à travers divers dispositifs d’assistance. Lucien Lévy-Bruhl avait jadis déjà pressenti le fait que la gestion des crises par voie d’assurance contre le risque est passée, au Moyen Âge, par une première phase créatrice de devoirs sociaux liés au principe de l’assistance obligatoire. Ce dernier principe ne peut lui-même être abstrait de la prise de conscience, aux derniers siècles du Moyen Age, des devoirs plus généraux d’assistance par l’État contre les risques majeurs de famine, d’épidémie et d’incendie. Certes, de grandes questions n’ont pas été abordées, faute de temps. Je n’ai pas pu traiter, par exemple des crises financières qui, au XIVe siècle, ont ébranlé tout l’édifice bancaire florentin. Je dois me contenter de vous assurer qu’elles n’offrent aucun point de comparaison utile avec les crises financières que nous connaissons depuis 1929. Et ainsi de suite.

À vrai dire, j’aurai rempli mon objectif plus modeste si je vous ai convaincu, non seulement du fait que le Moyen Âge a traversé des crises typiques mais aussi et surtout de l’intelligence avec laquelle il a fait de telles crises un objet culturel révélateur de sa vision générale de ce que le grand médiéviste Wolfram von den Steinen a appelé le Cosmos du Moyen Âge.