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Allocution d’accueil

Par M. Michel ZINK, Secrétaire perpétuel de l’Académie

Monsieur le Chancelier,

Mesdames et Messieurs les Secrétaires perpétuels,

Monsieur le Président de l’Institut,

Excellences,

Mes chers confrères,

Mes chers collègues,

Mesdames et Messieurs,

Nous avons entendu tout à l’heure notre président André Vauchez rappeler la longue liste des membres et des correspondants que notre Académie a eu la douleur de perdre depuis la Coupole de novembre 2010. Lorsque nous avons choisi le thème de cette séance, choix qui doit se faire dès le printemps, cette liste comptait déjà trop de noms, et de noms illustres. Mais celui de Jean Leclant, notre secrétaire perpétuel, n’y figurait pas encore. Jusqu’à la fin de l’été, nous pouvions espérer le voir occuper aujourd’hui pour la trentième année la place que j’hésite encore à dire la mienne. C’est pourquoi, si présent qu’il soit en cet instant à notre pensée, cette séance ne pouvait lui être formellement consacrée.

Le 10 décembre 2010 nous perdions Jacqueline de Romilly. La France entière lui a rendu hommage et il est alors apparu qu’elle jouissait d’une popularité et avait exercé une influence proprement stupéfiantes pour une personne n’exerçant aucune des activités qui procurent la gloire dans le monde où nous vivons. Ce n’était ni une chanteuse (sa chère voix, que nous avons tous encore dans l’oreille, ne l’y disposait guère) ni une championne sportive (encore qu’elle fût une excellente nageuse) ni une actrice (quoi que…) ni un avatar de mère Teresa. C’était un professeur de grec spécialiste de Thucydide. D’où lui venait alors sa gloire ? Ses livres, ses conférences, ses apparitions à la télévision suscitaient pour les études littéraires et l’apprentissage du grec un enthousiasme unanime, même si les parents, le moment de grâce passé, préféraient finalement orienter leur progéniture vers l’option informatique. Elle passionnait surtout nos contemporains en leur rendant manifeste la filiation entre les valeurs de la démocratie athénienne et celles que nous attachons à notre propre conception de la démocratie.

Quelques jours après elle, le 24 décembre 2010, disparaissait le grand historien de Rome, et plus particulièrement de la république romaine, qu’était Claude Nicolet. Sa personnalité était bien différente de celle de Jaqueline de Romilly. Son œuvre scientifique aussi. Mais ils avaient en commun de prendre suffisamment au sérieux leur objet d’étude pour qu’il nourrisse leur réflexion sur leur propre temps. Claude Nicolet était l’auteur de livres intitulés aussi bien Le métier de citoyen dans la Rome républicaine que L’idée républicaine en France. Essai d’histoire critique 1789-1924 ou La République en France. Etat des lieux. Et comment séparer sa pensée historique de son action politique et du rôle qu’il a joué très jeune auprès de Pierre Mendès-France ?
Deux mois avant Jacqueline de Romilly et Claude Nicolet, Bernard Guenée nous avait quittés, le 25 septembre 2010. D’autres historiens de l’Occident médiéval sont plus connus du grand public. Peu auront laissé une œuvre aussi solide, pénétrante et rigoureuse. Aucun n’a été aussi unanimement admiré par ses pairs et ne l’a été pour d’aussi bonnes raisons. Bernard Guenée se penche sur la vision que la société médiévale se fait d’elle-même à travers la notion qu’elle a de l’histoire et la place qu’elle lui fait (c’est l’objet de son grand livre Histoire et culture historique dans l’Occident médiéval), à travers le monde judiciaire du Moyen Âge finissant, à travers les chroniques, leur idée et leur représentation du pouvoir, tout particulièrement du pouvoir royal, dans les vicissitudes de la Guerre de Cent ans.

En consacrant les discours de sa séance solennelle à la démocratie athénienne, à la république romaine et à la monarchie française, l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres rend hommage à Jacqueline de Romilly, à Claude Nicolet et à Bernard Guenée. C’est à nos yeux une façon d’être fidèles à leur leçon que de nous efforcer d’éclairer par la connaissance du passé des notions et des débats essentiels, mais souvent flous, qui agitent notre monde. La confrontation du passé et du présent ne va jamais sans artifice ni sans danger. Mais l’artifice même révèle nos à-peu-près. Les confrères que nous allons entendre nous aideront à les corriger et à nous prémunir contre les dangers. L’usage extensif que nous faisons des mots démocratie et démocratique les éloigne du sens qui est le leur dans l’organisation politique des cités grecques. La république, à Rome, ne désigne pas un mode particulier de gouvernement, mais l’État. Il est vrai que la vieille hostilité romaine à la royauté peut expliquer que nos révolutionnaires aient jugé bon de baptiser république un régime qui se passait des rois. Quant à la monarchie, qui a fait la France et y a été le premier objet de la pensée politique, à laquelle la France doit tant et qu’elle a fini par rejeter, elle a été longtemps l’objet d’une attitude ambivalente qui transparaissait dans les manuels d’histoire.

Que nous ne soyons pas au clair avec ces notions, le langage courant en témoigne. Nous voulons de la démocratie partout, mais nous employons démocratique tantôt au sens d’égalitaire, tantôt au sens de libre, tantôt au sens de pluraliste, tantôt pour distinguer sans autre précision un bon régime politique d’un mauvais, pour ne rien dire de ces objets étranges qu’on appelait naguère démocraties populaires. De même, le discours politique fait en France un usage constant de l’adjectif « républicain », qui, accolé à n’importe quel substantif, le rehausse et le légitime, comme s’il désignait en soi une qualité morale. Qui ne voit en effet que les monarchies qui nous entourent l’Espagne, le Royaume Uni, les pays du Bénélux, les pays scandinaves sont des États coupablement arriérés en matière de libertés publiques et d’institutions démocratiques ? On me dira que je fais exprès de ne rien comprendre. Comprendre quoi ? Qu’on peut être républicain sans république et que le sens général et latinisant du mot n’est pas mort ? Ces ambiguïtés et ces malentendus ne datent pas d’aujourd’hui. Lorsque j’étais élève de 7e, ou de CM2 comme on dit maintenant, on m’a fait étudier la fable Le vieillard et les trois jeunes hommes. Parvenu aux vers : « L’autre, afin de monter aux grandes dignités, / Dans les emplois de Mars servant la République, / Par un coup imprévu vit ses jours emportés » (passage qu’on jugerait aujourd’hui, je crois, difficile pour le CM2), je levai le doigt et demandai comment La Fontaine, plus d’un siècle avant la Révolution, avait pu user de cette expression. Le maître est resté court et m’a grondé de poser des questions hors de propos. Notre confrère M. Jean-Louis Ferrary aurait pu l’éclairer s’il n’avait été lui-même à l’époque élève de 10e, ou CE1. Aujourd’hui qu’il est académicien, nous allons avoir le privilège de l’entendre ainsi que M. Jacques Jouanna et que M. Philippe Contamine. Guidés par les leçons de Jacqueline de Romilly, de Claude Nicolet et de Bernard Guenée, nous allons écouter les leurs. Encore une fois, la première de ces leçons est qu’il n’est pas si vain qu’on pourrait croire d’étudier la Grèce et la Rome antiques ou la France médiévale, puisqu’il faut remonter à elles pour éclairer des notions dont la confusion ajoute aux troubles de notre temps.