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Allocution d’accueil

Par M. Michel ZINK, Secrétaire perpétuel de l’Académie

Monsieur le Chancelier,
Mesdames et Messieurs les Secrétaires perpétuels,
Monsieur le Recteur Chancelier des Universités de Paris,
Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs,
Mes chers confrères,
Mes chers collègues,
Mesdames et Messieurs,

Le rappel des activités de l’Académie pendant l’année écoulée, que son président, notre confrère M. Jean-Marie Dentzer, nous a présenté, et son palmarès que vient de lire le vice-président, notre confrère M. Roland Recht, sont par eux-mêmes éloquents. Ils montrent que notre compagnie est sur tous les fronts, qu’elle s’emploie de toutes les façons à susciter, encourager, animer, récompenser la recherche dans les domaines qui sont de sa compétence, qu’elle étend ces domaines à des champs nouveaux, qu’elle multiplie les initiatives grâce à des mécènes généreux, bref qu’elle tient dans la vie intellectuelle et scientifique de la France une place d’autant plus essentielle que les savoirs dont elle est la gardienne, elle est parfois presque seule, dans les temps que nous vivons, à les défendre et à les étendre.

En cette année où nous célébrons le 350ème anniversaire de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, fondée en 1663, nous n’avons donc pas à rougir devant nos aïeux de ce qu’elle est ni de ce que nous sommes. Les comptes rendus de nos séances soutiennent largement la comparaison avec ceux que livrent les registres de ses premières années. Il faut dire que l’Académie des inscriptions et médailles, comme elle s’appelait alors, était bien différentes de ce qu’elle est devenue après la réforme de 1701 qui a donné à l’Académie des inscriptions et belles-lettres, nom qu’elle reçoit en 1706, la physionomie et la fonction qui sont encore les siennes aujourd’hui. De cette histoire de l’Académie, nos confrères MM. Jean-Pierre Babelon et Marc Fumaroli nous entretiendrons dans un instant plus savamment que je ne saurais le faire. Mais je voudrais partir de cette histoire déjà ancienne pour proposer quelques réflexions actuelles. Le registre des séances de 1663 n’a malheureusement pas été conservé. Le plus ancien de ceux qui ornent le bureau du Secrétaire perpétuel est celui de 1694. Il faut l’avouer, les académiciens qui cette année-là assistaient régulièrement aux séances étaient – si une telle chose est concevable – plus illustres encore que ceux d’aujourd’hui. Il y avait là M. Racine, M. Boileau-Despréaux, qui parfois cependant ne venait pas, parce que, précise alors le compte rendu, il était enrhumé, M. Félibien… Rien d’étonnant à ce qu’ils fussent illustres : la plupart étaient membres de l’Académie française, comme l’est aujourd’hui encore, heureusement pour nous, M. Fumaroli. Colbert avait assigné à cette « petite Académie », comme on l’appelait alors, une tâche précise : celle de trouver des devises latines et françaises à inscrire sur les médailles commémoratives et sur les bâtiments du roi. D’où son premier nom d’Académie des inscriptions et médailles. Charles Perrault écrit dans ses Mémoires :

Dès la fin de l’année 1662, M. Colbert ayant prévu ou sachant déjà que le roi le ferait surintendant de ses bâtiments, commença à se préparer à la fonction de cette charge (…). Il songea qu’il aurait (…) à faire élever beaucoup de monuments à la gloire du roi (…). Il prévit qu’il faudrait faire battre quantité de médailles pour consacrer à la postérité la mémoire des grandes actions que le roi avait déjà faites, et qu’il croyait devoir être suivies d’autres encore plus grandes et plus considérables : que tous ces grands exploits seraient mêlés de divertissements dignes du prince, de fêtes, de mascarades, de carrousels (…), et que toutes ces choses devaient être décrites et gravées avec esprit et avec intelligence pour passer dans les pays étrangers, où la manière dont elles sont traitées ne fait guère moins d’honneur que les choses mêmes. Il voulut en conséquence assembler un nombre de gens de lettres, et les avoir auprès de lui pour prendre leur avis, et former une espèce de petit conseil pour toutes les choses dépendantes des belles-lettres.

Ainsi, notre Académie vouée à l’étude du passé, cette Académie que ses sœurs aux prises avec l’actualité, celle des sciences ou celle des sciences morales et politiques, pourraient être tentées de traiter avec une indulgence protectrice, cette Académie dont les princes qui nous gouvernent aujourd’hui, semblent parfois juger incongru qu’elle prétende faire entendre sa voix sur les questions actuelles de l’enseignement et de la recherche, cette Académie a été créée dans l’intention la plus politique qui soit, celle de servir la gloire du prince. Nous ne nous en vantons certes pas. Je suis le seul à éprouver une satisfaction inavouable à la pensée que le premier secrétaire perpétuel de cette Académie a été Charles Perrault. Comme je suis, parmi mes savants confrères, le plus léger, le plus tourné vers la pure poésie, comme je me suis fait médiéviste pour la seule raison que j’aimais les contes de fées, je me réjouis d’être un lointain successeur de l’auteur des Contes de ma mère l’oye. Mais j’ai grand tort. Car Perrault était, dans la querelle des anciens et des modernes, le chef de file des modernes, avec toute la flagornerie implicite à l’égard du roi qu’impliquait ce choix, comme Marc Fumaroli l’a bien montré. Il était tout désigné pour être à la tête d’une Académie vouée à l’exaltation du règne en cours. Mais exalter le règne en cours, donner un écho à ses succès, suivre l’actualité pour mettre en valeur ce qui pouvait servir la politique royale, cela consistait, en ce temps-là, à forger des devises latines. La seule question de savoir si certaines de ces inscriptions pouvaient être en français a suscité un débat virulent. L’actualité était perçue à travers la culture classique et célébrée en latin. Si la réforme de 1701 a réformé la Petite Académie pour en faire l’Académie vouée aux études historique, philologiques, archéologiques qu’elle est encore aujourd’hui, c’est qu’on voyait dans la transformation de l’instrument de propagande politique en institution d’érudition historique une forme de continuité : une évolution, mais non une contradiction. Dans les deux cas, la compétence requise était la connaissance de l’Antiquité.

Là réside le vrai changement entre l’époque où l’Académie a été fondée et la nôtre. Nous nous réjouissons des activités de notre Académie. Nous en sommes légitimement fiers. Nous avons le sentiment d’être fidèles à nos prédécesseurs et de poursuivre leur œuvre. Mais le monde, la société, la vie de l’esprit ne sont plus les mêmes, si bien que la continuité des activités de l’Académie depuis sa fondation équivaut, au regard du monde qui l’entoure, à une rupture dont il nous faut prendre la mesure et tirer les conséquences. Nous ne servons plus en 2013 la politique du chef de l’État comme en 1663. Heureusement. Mais si nous en avions l’intention, notre connaissance du latin, du grec, de l’histoire ancienne, de la mythologie, de l’art et de l’architecture antiques, si précieuse en 1663, serait jugée en 2013 d’une faible utilité pour un tel service. Malheureusement.

Rassurez-vous. Je ne vous infligerai aucune déploration sur le déclin des humanités. Non par crainte de devoir prendre à mon compte le titre d’un livre récent de Philippe Delerm (Je vais passer pour un vieux c.. : et autres phrases qui en disent long), mais parce que ce genre de discours s’applique mal à l’Académie des inscriptions et belles-lettres. La Petite Académie de 1663 supposait bien évidemment de ses membres qu’ils possédassent la culture classique en quoi consistait presque toute l’éducation, non seulement au XVIIe, mais jusqu’à la fin du XIXe siècle. Devenue une Académie savante, elle a placé l’étude de l’Antiquité classique au cœur de ses travaux, comme elle le fait encore aujourd’hui. Elle s’y est d’autant plus attachée que les progrès scientifiques de la philologie et de l’archéologie y trouvaient leur premier champ d’application. Mais dès le XVIIIe siècle ce domaine est loin de l’occuper tout entière. Le souci de l’histoire dynastique et nationale la pousse très vite vers le Moyen Âge. Et l’intérêt pour les langues et les civilisations de l’Asie proche et lointaine, dont témoigne au même moment la création de chaires dans ces disciplines au Collège royal, plus tard Collège de France, se marque par l’élection à l’Académie de nombreux et brillants orientalistes. Dès ce moment, les trois composantes essentielles de l’Académie des inscriptions et belles-lettres (Antiquité classique, Moyen Âge et temps modernes, Orientalisme) sont également présentes et également actives. À peine devenue une académie savante, notre Compagnie s’intéresse à l’ensemble des civilisations accessibles aux savants et aux voyageurs. Sans tomber dans la sottise moderne qui consiste à affecter de minimiser l’héritage de notre propre civilisation, elle se garde de l’isoler et prend soin de s’ouvrir au monde entier.

Ce qui oblige notre Compagnie à réfléchir aujourd’hui à la place qui est la sienne et au rôle qu’elle peut jouer dans le monde où nous vivons, ce n’est donc pas tant la réduction de la place des études classiques de latin et de grec dans l’enseignement, car l’enseignement n’a jamais fait une grande place au sanscrit, au hittite ou au sumérien qui occupent également nos confrères. Au demeurant, on voit de jeunes savants aborder plus tard qu’autrefois les études classiques et néanmoins y exceller.
Ce qui nous préoccupe, c’est, de façon plus fondamentale, la modification de la relation que notre monde entretient avec le passé : ce n’est pas sans raison que la question du passé dans le présent a été soumise cette année à la réflexion des cinq Académies de l’Institut de France sous la forme « Le passé est-il passé ? ». L’Académie des inscriptions et belles-lettres est née et a connu son grand essor à une époque où la pensée et le goût trouvaient dans l’Antiquité classique un modèle absolu, que le relativisme historique commençait à peine à ébranler ; à une époque où le christianisme encore triomphant conférait un enjeu immense, que ce fût pour le défendre ou pour le combattre, à l’étude de l’hébreu, appuyée sur celle des autres langues sémitiques ; à une époque où la continuité politique de l’histoire de France depuis le Moyen Âge n’avait pas été rompue et où le roi de France appartenait encore à la troisième race et était un descendant de Hugues Capet, comme les révolutionnaires allaient bientôt juger spirituel de le lui rappeler. À une époque enfin où la connaissance d’une civilisation, quelle qu’elle fût, se confondait avec celle de son histoire.

À cette époque, l’importance du passé et de son étude n’était pas mise en doute. Au XIXe siècle, quand l’histoire et les disciplines qui lui sont liées se dotent de méthodes rigoureuses qui en font de véritables sciences, cette importance semble même croître encore, sans que nul paraisse se rendre compte qu’elle est dès lors menacée par ces méthodes scientifiques elles-mêmes, qui introduisent une distance nouvelle avec l’objet étudié. Dans le monde d’aujourd’hui, la curiosité pour le passé demeure, mais comme une curiosité. Son étude n’est plus considérée comme la plus nécessaire à ceux qui sont appelés à exercer de hautes fonctions et de grandes responsabilités. Elle est tolérée comme un divertissement au sens littéral du terme : une occupation qui détourne des sujets sérieux et évite d’y trop penser. Une récréation de l’esprit.
Ainsi sont souvent perçues, et depuis longtemps déjà, les occupations des membres de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, ainsi sont-elles décrites par les écrivains qui nous font l’honneur, généralement ironique, de nous faire entrer en littérature. Je passe sur le portrait le plus cruel, celui que notre illustre confrère M. Jean d’Ormesson, de l’Académie française, trace, dans Casimir mène la grande vie, d’un vieil érudit égrillard, membre de notre Compagnie. Mais voyez Sylvestre Bonnard, le héros éponyme du roman d’Anatole France, Le crime de Sylvestre Bonnard, membre de l’Institut. On se souvient que ce vieux chartiste inoffensif, victime d’une imprudente générosité, est un moment menacé d’un procès pour détournement de mineure. Un ami juriste lui expose le mauvais cas dans lequel il s’est mis et conclut :

– Comment un homme comme vous a-t-il pu s’imaginer qu’on pouvait à Paris, au XIXe siècle, enlever impunément une jeune fille ? Nous ne sommes plus au moyen âge, et le rapt n’est plus permis.

-* Ne croyez pas, répondis-je (c’est Sylvestre Bonnard qui parle), que le rapt fût permis dans l’ancien droit. Vous trouverez dans Baluze un décret rendu par le roi Childebert à Cologne, en 593 ou 94, sur cette matière. Qui ne sait, d’ailleurs, que la fameuse ordonnance de Blois, de mai 1579, dispose formellement que ceux qui se trouveront avoir suborné fils ou fille mineurs de vingt-cinq ans… (etc. : je saute une grande page) Pour ce qui est du capitulaire de Charlemagne qui règle la compensation du rapt, si je ne vous en parle pas, c’est parce qu’il est assurément présent à votre mémoire. Vous voyez donc bien, cher monsieur de Gabry, que le rapt fut considéré comme un crime punissable sous les trois dynasties de la vieille France. On a bien tort si l’on croit que le moyen âge était un temps de chaos. Persuadez-vous au contraire…
M. de Gabry m’interrompit :
-* Vous connaissez, s’écria-t-il, l’ordonnance de Blois, Baluze, Childebert et les Capitulaires, et vous ne connaissez pas le code Napoléon !
Je lui répondis qu’en effet je n’avais jamais lu ce code, et il parut surpris.

Si même Anatole France, qui déborde de sympathie pour son personnage et à travers lui pour notre Compagnie tout entière, oppose la connaissance du passé à la capacité à se conduire avec bon sens dans le présent, qui nous prendra au sérieux ? Qui prendra la peine de nous écouter avant de nous renvoyer à nos jeux de vieux enfants ?
Or, nos contemporains devraient savoir que l’exactitude et la rigueur dans la connaissance du passé aident tout au contraire à se conduire avec bon sens dans le présent. Ils devraient le savoir, puisqu’ils peuvent voir chaque jour ce qui se passe lorsque le passé est instrumentalisé, lorsqu’on l’invoque pour justifier toutes les passions et parfois tous les crimes ou lorsque, à l’inverse, on le convoque devant le tribunal du présent pour le juger au nom de valeurs qui n’étaient pas les siennes.
Et quand bien même les membres de l’Académie des inscriptions et belles-lettres prendraient plaisir à leurs études, ce qu’ils ne sauraient nier sans mauvaise foi, quand bien même ils s’attacheraient à leur objet, qu’y trouverait-on à redire ? Notre époque n’a que le multiculturalisme à la bouche, et nous, qui avons passé notre vie à connaître des cultures éloignées de nous dans le temps et souvent dans l’espace, nous qui nous employons à en découvrir et à en comprendre les beautés, nous qui les aimons de cet amour qu’on ne peut éprouver que pour ce qu’on a maîtrisé avec effort, nous nous laisserions dire que cet amour est vain, que nous nous occupons de choses gratuites, inutiles, dérisoires ?

Nous allons entendre à présent M. Babelon et M. Fumaroli nous parler des débuts de l’Académie des inscriptions et belles-lettres. Nous sommes fiers de poursuivre dans la voie ouverte il y a trois cent cinquante ans, de l’élargir à des domaines négligés par nos prédécesseurs, comme le monde amérindien, de nous engager dans des méthodes et des réflexions nouvelles dans l’ordre de la linguistique ou de l’histoire des idées. Nous sommes fiers de pouvoir célébrer la pérennité de notre compagnie par une séance solennelle comme celle d’aujourd’hui. Nous acceptons avec simplicité et avec une gravité reconnaissante la place faite par la France aux Académies de l’Institut de France et nous estimons qu’un pays s’honore de demander à sa garde d’honneur de saluer des historiens, des archéologues et des philologues.