par M. Michel ZINK, secrétaire perpétuel de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres
L’année qui s’achève s’est déroulée tout entière sous le signe de la guerre. Sous le signe de la guerre, car elle marque le centenaire du déclenchement de la première guerre mondiale. Sous le signe de la guerre, hélas, car la guerre est aujourd’hui partout, et sous son visage le plus barbare. Jamais depuis les derniers soubresauts de la décolonisation et les dernières crises de la guerre froide, c’est-à-dire depuis un demi-siècle, notre sort n’avait été à ce point suspendu à la force des armées, à la compétence de leurs chefs, à la sagesse des États.
L’Académie des inscriptions et belles-lettres, essentiellement vouée à l’étude d’un passé plus lointain, n’est pas la mieux placée des cinq Académies de l’Institut de France pour contribuer à la commémoration de la grande guerre. En revanche, elle est très bien placée pour réfléchir sur la guerre en général, qu’elle rencontre sous toutes ses formes, à tous les âges et dans toutes les civilisations. Elle est malheureusement bien placée aussi pour réfléchir sur les guerres qui se déroulent sous nos yeux, tant leur point commun est de se trouver des racines et des justifications dans un passé toujours déformé, toujours instrumentalisé.
Au reste, l’Europe pourrait sur ce point balayer devant sa porte. Si cette séance avait été consacrée à la guerre de 14, nous aurions pu rappeler, parmi bien d’autres exemples, comment les disputes d’érudits sur la poésie du Moyen Âge ont épousé dès la fin du XIXe siècle les querelles franco-allemandes. Si les chansons de geste françaises reflètent une tradition poétique continue remontant à l’époque carolingienne, qui est celle des événements qu’elles relatent, c’étaient à l’origine des poèmes germaniques : au VIIIe ou au IXe siècle, les langues germaniques existaient, mais les langues romanes, émergeaient à peine de l’évolution du latin parlé. En revanche, si les chansons de geste ont été forgées de toutes pièces à partir de la fin du XIe siècle, date des plus anciennes que nous connaissons, ce sont des poèmes purement français. Joseph Bédier, défenseur passionné de cette seconde hypothèse, écrivait que s’il devait reconnaître aux chansons de geste une origine carolingienne, « il aurait l’impression de livrer la Chanson de Roland aux allemands. » Mais à la guerre suivante, c’était au nom de l’Europe carolingienne que la France de la collaboration voulait in extremis enrôler sa jeunesse dans la division SS Charlemagne (« Avec tes camarades européens tu vaincras », lisait-on sur une affiche) et la propagande de Vichy, après le bombardement de Rouen, ville où, comme chacun sait, les anglais ont brûlé Jeanne d’Arc, proclamait : « L’assassin revient toujours sur le lieu de son crime. »
Oui, nous cherchons dans le passé une justification de nos guerres. Notre représentation du passé est marquée par la guerre. Notre périodisation du passé est scandée par les guerres.
Mais il y a plus. Notre civilisation s’est forgée presque entière à partir du souvenir mythique d’une guerre, d’où elle a tiré, avec la représentation de son origine, sa première poésie, sa première religion, sa mythologie, sa première pensée de l’histoire et, jusqu’à aujourd’hui, l’aliment inépuisable de son imagination. Cette guerre est la guerre de Troie. Guerre fondatrice donc, mais guerre destructrice comme toutes les guerres, et plus encore que beaucoup d’autres, puisqu’elle s’est terminée par l’anéantissement d’un peuple entier :
« Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle
Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle. »
La mélodie des vers que Racine met dans la bouche d’Andromaque ne doit pas en dissimuler l’horreur. Elle apparaît dès que nous les plaçons dans d’autres bouches plus récentes où ils auraient leur place.
À l’origine de notre monde, la guerre de Troie. Et ensuite ? À la destruction de Troie par les Grecs répond dans l’histoire du monde antique celle de Carthage par les Romains, héritiers des Troyens. L’écho du Delenda est Carthago de Caton l’Ancien, amplifié par son emploi comme exemple de grammaire, s’est prolongé jusqu’à notre dernière guerre où, sur les ondes de Radio Paris (« Radio Paris ment, Radio Paris ment, Radio Paris est allemand »), le journaliste Jean Herold-Paquis terminait chacune des ses chroniques par : « L’Angleterre, comme Carthage, sera détruite. »
Mais surtout, notre civilisation, d’âge en âge, n’a cessé de penser la guerre par référence à Homère. Elle l’a fait en se voulant l’héritière, non seulement de la guerre de Troie, mais encore des Troyens, ce peuple anéanti, mais ressuscité grâce à l’origine mythique que se sont donnés cités et royaumes. Rome, par la grande voix de Virgile, se dit issue d’Enée. Au Moyen Âge ce sont des racines troyennes que revendiquent les monarchies française et anglaise, la première se rattachant au prince troyen Francus ou Francion, la seconde à l’arrière-petit-fils d’Enée, Brutus ou Brut. Voilà qui compense la disparition de Troie, à laquelle, dans les premières années du XIIIe siècle, le poète Conon de Béthune compare, sans galanterie excessive, le flétrissement de la beauté d’une femme
« Dame, fait il, j’ai bien oï parler
De vostre pris, mais ce n’est ore mie ;
Et de Troie rai jou oï conter
K’ele fu ja de mout grant signorie ;
Or n’i puet on fors les plaices trover. »
« Madame, dit-il, j’ai bien entendu parler
de votre beauté sans égale, mais ce n’est pas d’aujourd’hui.
De Troie aussi, j’ai entendu conter
Qu’elle était jadis très puissante :
à présent, on ne peut plus en trouver que l’emplacement. »
Au siècle suivant, Hector devient le premier des neuf preux, trois choisis dans l’Antiquité païenne, trois dans la Bible, trois dans la modernité (la modernité médiévale, cela s’entend). L’âge classique a habillé d’oripeaux antiques et entouré de références mythologiques les représentations des guerres contemporaines : c’est précisément parce que la gloire, essentiellement militaire, de Louis XIV devait être célébrée par des échos antiques que l’Académie des inscriptions et médailles – l’Académie des inscriptions et belles-lettres d’aujourd’hui – a été fondée. Aujourd’hui encore, que M. Poutine envoie un convoi humanitaire suspect dans l’est de l’Ukraine, et le monde entier parle de cheval de Troie.
Notre civilisation est née d’une guerre et notre histoire se pense à travers les guerres. En France, la Guerre des Gaules, la Guerre de Cent ans, les guerres d’Italie, celles de religion, celles de Louis XIV, celles de la Révolution et de l’Empire, les trois guerres contre l’Allemagne scandent la représentation comme l’enseignement de l’histoire nationale, et l’épopée nationale commence à Roncevaux. Les deux guerres mondiales ont apporté des bouleversements si profonds que les expressions toutes faites du langage courant fondent sur elles la périodisation de l’histoire contemporaine. Avant la première guerre mondiale, c’était, disons-nous, la Belle époque. Il fut un temps où l’expression d’avant-guerre se confondait ave elle : l’avant-guerre, c’était la période qui avait précédé la guerre de 14, à l’exclusion de toute autre. Lorsque pendant la seconde guerre mondiale Robert Brasillach intitule son livre de souvenirs Notre avant-guerre, ce titre sonne comme une revendication et presque un paradoxe : maintenant qu’il y a une autre guerre, ceux dont la jeunesse s’est déroulée après la première guerre et à qui leurs aînés faisaient miroiter la belle époque de l’avant-guerre peuvent dire eux aussi qu’ils ont vécu une avant-guerre, la leur.
Dans notre civilisation, la périodisation de l’histoire est scandée par les guerres. Mais l’est-elle par la guerre seulement ? À l’échelle du monde sur toute son étendue et depuis que les hommes l’habitent, à l’échelle du monde envisagé dans la variété de ses époques et de ses civilisations, la guerre a-t-elle toujours été et est-elle partout un marqueur de l’histoire ? Les guerres ont-elles depuis toujours modelé l’histoire et ses représentations ? Telle sont les questions que pose cette année, à l’occasion de sa séance solennelle, l’Académie des inscriptions et belles-lettres.
Trois de nos confrères, membres de l’Académie, vont, sinon y répondre sous cette forme même, du moins éclairer notre réflexion en ce sens. Le premier nous entraînera très loin dans le temps, le deuxième très loin dans l’espace, le troisième nous ramènera, au retour de ces points de comparaison extrêmes, à notre propre civilisation.
M. Jean Guilaine, professeur honoraire au Collège de France, dont les découvertes ont profondément modifié notre connaissance du monde néolithique, nous dira ce que l’on peut savoir et comprendre des guerres de la préhistoire, dont, faute d’écriture, aucun Homère n’a pu nous conserver la mémoire. Les hommes se sont-ils fait la guerre de tout temps ? L’enjeu est de taille.
M. Jean-Noël Robert, également professeur au Collège de France, nous conduira au Japon, pays qu’il connaît aussi bien que la France et dont il parle et écrit la langue aussi aisément que le français. Nombreuses, il est vrai, sont les langues qu’il parle et écrit aussi aisément que le français, entre autres le latin, dont il use pour tenir son journal et écrire des nouvelles. Le Japon, que l’Occident se figure volontiers, au vu d’un passé encore récent, comme belliqueux, paraît pourtant moins enclin que lui à fonder sur les guerres la périodisation de son histoire.
Enfin, M. Yves-Marie Bercé, professeur émérite à l’université de Paris-Sorbonne et ancien directeur de l’École nationale des Charles, historien de l’époque moderne, spécialiste des institutions, de l’histoire politique, des mouvements sociaux, et qui s’est particulièrement intéressé aux croquants et aux rois, nous ramènera en Europe, à une époque où la conscience de l’histoire mêle la confiance dans les voies de la Providence au sentiment d’une perpétuelle et inéluctable décadence.
Je cède à présent la parole à mes confrères. Je me réjouis que grâce à eux l’Académie des inscriptions et belles-lettres soit fidèle à sa vocation en jetant sur l’histoire un regard savant, large et réfléchi, propre à rendre plus ferme la vision des temps où nous vivons.