Coupoles DIALOGUE DU TEXTE ET DE L’IMAGE DANS L’ANTIQUITÉ GRÉCO-ROMAINE

DIALOGUE DU TEXTE ET DE L’IMAGE DANS L’ANTIQUITÉ GRÉCO-ROMAINE

Laurent PERNOT

Membre de l’Académie

DIALOGUE DU TEXTE ET DE L’IMAGE

DANS L’ANTIQUITÉ GRÉCO-ROMAINE

Il était une fois un peintre grec qui s’appelait Timanthe. Son tableau le plus célèbre, à sujet mythologique, représentait le sacrifice d’Iphigénie. L’original est perdu, malheureusement, mais il est possible de s’en faire une idée grâce à une fresque retrouvée à Pompéi, à l’endroit dit « Maison du Poète tragique », et conservée actuellement au Musée archéologique de Naples. La peinture pompéienne nous fournira plusieurs illustrations au cours de cet exposé.

La fresque du Sacrifice d’Iphigénie n’est nullement une copie du tableau de Timanthe ; elle offre une nouvelle lecture de l’épisode, en un style différent. Cependant, d’après les descriptions antiques du tableau perdu, elle est fidèle sur le point essentiel.

La scène est la suivante. Les Grecs ayant décidé de sacrifier Iphigénie à la déesse Artémis, afin que celle-ci offre des vents favorables au départ de la flotte, la jeune fille (au centre), dénudée, les bras levés en un geste pathétique, est portée vers l’autel (à l’extrémité droite) par Ulysse et Diomède. Le devin Calchas, qui a révélé la nécessité de ce sacrifice, se tient debout derrière le groupe. Artémis est représentée par une statuette dressée sur une colonne, cependant que l’on voit dans le ciel une autre image de la même déesse (en haut, à droite), accueillant Iphigénie, métamorphosée en biche grâce à un heureux retournement de situation (car tout finira bien). Mais voici le point à noter : à gauche, Agamemnon, le père d’Iphigénie, qui a accepté de sacrifier sa propre fille, se tient prostré, la tête couverte, cachant de sa main son visage.

Les Anciens se couvraient la tête et se voilaient la face en signe de deuil, de chagrin ou de honte. Une telle attitude, de la part d’Agamemnon, est justifiée par l’atroce situation dans laquelle il s’est lui-même placé, et elle est mentionnée par les poètes qui ont relaté l’épisode, en particulier par Euripide – contemporain de Timanthe, qui fait dire à un messager : « [Agamemnon] détourna la tête et se mit à pleurer, en se couvrant le visage de son vêtement. »

Mais qui ne voit que le choix du peintre est plus fort ? Dire en vers : « Il se voila la face » est une chose ; masquer une figure du tableau en est une autre. La hardiesse de Timanthe fut remarquée, dès l’Antiquité, et portée au compte de son ingéniosité. En renonçant à peindre le visage d’Agamemnon, Timanthe semblait avouer que l’art avait atteint sa limite et était incapable d’exprimer une si grande douleur : mais, de ce fait, il ouvrait au spectateur la possibilité de recréer en lui-même, par l’imagination, le paroxysme qu’on ne lui montrait pas. Voilà le peintre supérieur au poète, grâce à la puissance évocatrice de l’absence.

Les poètes connaissent aussi ce procédé paradoxal, qu’on appelle, en littérature, prétérition ou réticence, et qui consiste à exprimer superlativement en n’exprimant pas. Ils s’en sont servis en d’autres occasions, comme l’atteste le silence sublime d’Ajax face à Ulysse dans l’Odyssée ou le silence de Didon dans l’Énéide. On n’en finirait pas de comparer peinture et poésie sur le thème des grandes douleurs, muettes ou voilées.

Dans ces conditions, devons-nous conclure à la ressemblance ou à la rivalité entre les deux arts ? L’un et l’autre, comme nous le verrons par la suite, en marquant quelques moments d’un dialogue qui se continue et prend des formes diverses. Mais, rassurons-nous, la rivalité de la poésie et de la peinture dans l’Antiquité gréco-romaine est une rivalité pacifique. C’est même une rivalité amoureuse, les deux arts se disputant la faveur du public. Elle ne peut avoir que des conséquences heureuses.

 Les Grecs et les Romains ont excellé dans les deux domaines. Pour la poésie, on le vérifie sans peine, car beaucoup de textes ont été transmis. Pour la peinture, la situation est moins favorable, la plupart des œuvres ayant disparu, et notamment celles des peintres les plus fameux. Mais nous savons que la peinture était omniprésente dans la civilisation gréco-romaine, sous forme, par exemple, de fresques murales, de stèles peintes, de plaques décorées, de portraits sur bois, de peinture de vases, et jusqu’aux tableaux de chevalet. Les Anciens avaient des artistes célèbres, des critiques, des collectionneurs, des galeries.

Les deux arts florissaient, donc, et florissaient parallèlement. Peinture et poésie n’ont pas besoin l’une de l’autre. C’est l’homme qui a besoin des deux, et qui a trouvé des raisons de les mettre en relation.

La première raison est terminologique. « Écrire » et « peindre », qui en français proviennent de deux racines différentes, sont exprimés en grec par le même verbe graphein. L’usage linguistique révèle une parenté fondamentale, au niveau psycho-physique, entre la main qui trace des lettres et la main qui trace des figures.

Une invitation à comparer les deux arts est lancée par Horace dans son Art poétique : « Une poésie est comme une peinture », écrit-il (ut pictura poesis). Nous apercevons sur l’écran cet hémistiche tel qu’il se présente dans un manuscrit médiéval, en écriture irlandaise, qui est probablement le plus ancien manuscrit existant d’Horace et qui est conservé actuellement à Berne. Dans son contexte, cette formule avait une portée précise. Elle signifiait que, dans le cas d’un poème comme dans le cas d’un tableau, la méthode du jugement critique est double, suivant que l’on examine de près chaque détail ou que l’on préfère prendre du recul pour considérer l’ensemble. Puis la postérité a sorti ces mots de leur contexte et leur a fait dire non pas « Une poésie est comme une peinture », c’est-à-dire « Un poème est comme un tableau », mais « La poésie est comme la peinture ». Contresens fécond, qui a transformé une remarque incidente en mot d’ordre général.

Aristote, quant à lui, se place d’emblée au niveau de la généralité quand il compare le poète et le peintre dans un passage de la Poétique, présenté ici dans l’élégante calligraphie du manuscrit le plus important, conservé à la Bibliothèque nationale de France.

La correspondance entre peinture et poésie, soulignée dans ces passages, est un problème d’esthétique et de philosophie de l’art. Lessing, par exemple, dans le Laocoon, a voulu marquer les différences séparant les deux approches. Les Anciens, quant à eux, insistaient sur les ressemblances, en mettant en avant le concept d’imitation, comme constituant le point commun à deux arts qui cherchaient à représenter la nature, l’humain, le divin – ceci étant dit soit pour louer ces arts, soit pour mettre en garde contre leur puissance d’illusion.

C’est en raison de telles affinités que les deux arts sont amenés à se croiser. Je vous invite à considérer quelques exemples de peintures fameuses s’appuyant sur la poésie et de poèmes s’appuyant sur des peintures, sans chercher à expliquer les concordances par des influences directes – problématique trop simple, mais plutôt par des parentés résultant d’une communauté culturelle et s’exprimant dans le respect de codes et de traditions propres dans chaque cas.

Euphronios, potier et peintre de vases à Athènes autour de 500 avant J.-C., a représenté sur un cratère en calice, signé (et aujourd’hui conservé à New York) la mort de Sarpédon. Sarpédon, prince lycien, fils de Zeus, joue un rôle important dans l’Iliade, où il combat au côté des Troyens, jusqu’au moment où il est tué par Patrocle. Ici est figuré le corps sans vie du héros, nu (car Patrocle l’a dépouillé de son armure), le sang jaillissant encore de ses blessures. Deux génies ailés et barbus, le Sommeil (à gauche) et la Mort (à droite), s’apprêtent à soulever le corps pour l’emporter en Lycie, où il recevra la sépulture. Chacun de ces détails correspond à l’épisode décrit au chant XVI de l’Iliade. On ne saurait affirmer qu’Euphronios avait le passage d’Homère en mémoire, et seulement le passage d’Homère, mais la similitude entre l’image et le texte n’en est pas moins frappante. Chacun des deux arts aborde ce sujet commun avec ses moyens spécifiques et ses parti pris esthétiques, par exemple, dans le cas du vase, le temps immobile, la précision anatomique et l’adaptation des formes à la courbure du support, par différence avec la progression temporelle et les notations réalistes du récit homérique.

De la « Maison des Dioscures », à Pompéi, vient le tableau d’époque néronienne représentant Médée sur le point de tuer ses enfants, conformément à un type plusieurs fois attesté. Comme dans le cas du sacrifice d’Iphigénie, le peintre a saisi le moment qui précède l’acte tragique. Debout, à droite, Médée a déjà la main sur son poignard, cependant que les garçons, observés par leur pédagogue, jouent sans avoir conscience du sort qui les attend. L’expression de l’héroïne, qui a été interprétée tantôt comme hésitante, tantôt comme froidement résolue, traduit probablement le conflit qui se livre en elle, entre la douleur de se priver de ce qu’elle a de plus cher et le désir de se venger de Jason, le père de ses enfants, pour qui elle a quitté son pays, commis des crimes, et qui maintenant la répudie. Cette scène fait irrésistiblement penser au passage d’Euripide dans lequel Médée s’exhorte elle-même, en disant : « Allons, ma malheureuse main, prends le poignard, prends ! », comme si le peintre celui-ci ou l’un de ses devanciers avait connu une tradition inspirée du monologue de la célèbre tragédie, à moins que d’autres textes tragiques n’aient joué également un rôle.

Inversement, la poésie se mesure avec la peinture dans le cadre de la description d’œuvres réelles ou imaginaires.

Le terme technique grec est le mot ekphrasis, qui dans l’Antiquité s’appliquait à toute description, et qui à l’époque moderne a continué d’être utilisé par les érudits, mais dans le sens spécialisé de description d’œuvre d’art. On voudrait produire des exemples de poèmes antiques décrivant des tableaux conservés, mais cela ne paraît guère possible en l’état actuel de la documentation. Pour adoucir notre déception, risquons-nous à apparier un poème byzantin avec une mosaïque romaine.

La mosaïque qui vous est présentée a été découverte en 1966 à Merida, dans le sud de l’Espagne. Bien qu’elle soit endommagée, on y discerne trente-quatre figures allégoriques représentant des éléments astronomiques, comme le Ciel ou le Chaos, atmosphériques, comme les différents vents, ou géographiques, comme les fleuves. Cette composition complexe, qui constituait le pavement d’une riche maison privée, voulait offrir une image de l’Univers et proposer une vision philosophique, religieuse, politique peut-être, de l’éternité de l’Empire romain.

Or, vers le début du vie  siècle, un auteur nommé Jean de Gaza a consacré un long poème à la description de ce qu’il appelle un « tableau cosmique », c’est-à-dire une œuvre, de support incertain, qui décorait un établissement de bains et qui représentait l’Univers au moyen de figures allégoriques, d’abord la Croix et la Trinité, puis le Ciel, le Soleil, etc. De la mosaïque païenne au poème chrétien, l’esprit est resté le même, avec des visées et des langages différents.

Lutte de Pan et Éros illustre le dialogue entre les deux arts. Fortement détériorée elle aussi, hélas ! elle provient de l’exèdre de la « Maison des épigrammes » de Pompéi. La scène reproduite sur notre image de droite représente le dieu Pan (au centre), luttant avec Éros (presque effacé, à gauche) sous le regard d’Aphrodite (à droite). Aux pieds d’Éros, on aperçoit (c’est notre image de gauche) un poème grec, de quatre vers, qui commente la peinture en expliquant qu’Aphrodite est inquiète. Étant donné que Pan est plus robuste, elle redoute que son fils Éros n’ait le dessous dans la lutte (ce qui n’arrivera pas). Le propriétaire de cette demeure avait conçu, ou acheté, un programme décoratif qui associait des fresques avec des épigrammes, servant de légendes et donnant des peintures une description interprétative.

On peut se demander toutefois si les poètes antiques n’ont pas éprouvé quelque réserve face à la description de tableaux, en raison d’une sorte de complexe face à l’évidence de la peinture. Que peuvent les mots face aux « pouvoirs de l’image » ?

La puissance créatrice des peintres est illustrée, à propos de la civilisation chinoise, par la première des Nouvelles orientales de Marguerite Yourcenar, intitulée Comment Wang-Fô fut sauvé et inspirée, selon l’auteur, d’un apologue taoïste. Je mentionne ce texte, en profane, parce qu’il m’a paru important de suggérer cet après-midi les liens qui peuvent unir les thématiques gréco-romaines et les thématiques extrême-orientales. Le peintre Wang-Fô représentait si merveilleusement les paysages et tous les spectacles du monde que ses tableaux surpassaient la réalité. L’empereur, jaloux, en voulut pour cela à Wang-Fô et menaça de le priver de ses yeux et de ses mains. Mais l’artiste fut sauvé grâce à un prodige. Il se mit à peindre la mer, et sa peinture devint réalité, ce qui lui permit de s’enfuir en barque, « sur cette mer de jade bleu qu’[il] venait d’inventer », en laissant derrière lui ses bourreaux, interdits et submergés.

Face à la puissance de la peinture, il ne reste plus aux poètes qu’à se faire peintres eux-mêmes, peintres au moyen des lettres. Un poème figurant une image, nous appelons cela un « calligramme ». C’est un beau mot : il veut dire « belles lettres ». Quoique formé à partir de racines grecques, ce mot ne vient pas du grec, mais fut inventé, comme on sait, par Guillaume Apollinaire, à l’époque de la Première Guerre mondiale, pour intituler un de ses recueils de poèmes. Ce n’est pas un hasard si pareil néologisme émane d’un ami des cubistes ; dans une version préparatoire, Apollinaire déclarait, non sans humour : « Et moi aussi je suis peintre. » Nous voyons à l’écran, tiré du recueil, un calligramme dont le texte commence par « ô batailles » et qui figure une mandoline. L’instrument de musique est l’emblème de la poésie amoureuse et patriotique composée au front par le poète artilleur.

Si le mot « calligramme » est récent, la chose qu’il désigne existait depuis longtemps, déjà dans l’Antiquité. La poésie figurative naît pour nous, en Grèce, à l’époque hellénistique, avec plusieurs poètes qui représentèrent, l’un, des ailes, l’autre, un autel, un autre encore l’instrument de musique appelé syrinx ou flûte de Pan.

La composition de La flûte de Pan est due à Théocrite, le grand représentant de la poésie bucolique, et elle est tirée d’un manuscrit de l’époque paléologue dont le copiste a su disposer le texte de manière parlante. Dix paires de vers de rythme dactylique, dont le nombre de pieds se réduit progressivement, figurent un instrument composé de dix tuyaux de taille décroissante, – nombre qui n’est pas sans intérêt pour l’histoire de cet instrument de musique.

Quant au contenu, le texte est particulièrement obscur et enchaîne les énigmes reposant sur les périphrases, les substitutions de nom et les allusions à double sens. Par exemple, l’auteur se nomme lui-même en se désignant comme Pâris Simichidas : Pâris, parce que ce berger, en rendant son fameux jugement sur le mont Ida, fut « juge des divinités », en grec theokritos – adjectif de forme identique au nom propre Théocrite –, et Simichidas, parce que ce nom avait été utilisé comme pseudonyme par l’auteur dans une de ses plus célèbres idylles. Le reste est à l’avenant.

Une fois déchiffrés, ces vers se présentent comme un hymne en l’honneur du dieu Pan, auquel Théocrite offre la syrinx. L’image est donc la solution de l’énigme : si l’on ne comprenait pas le texte, il suffirait de le regarder pour voir à quoi il se réfère. En ce cas, le poème est plus qu’une ekphrasis  : il ne se borne pas à décrire l’objet, il s’identifie à lui par mimétisme.

Bien que ces subtilités tout alexandrines aient été traitées avec dédain par beaucoup de critiques, elles méritent notre attention. La syrinx, qui est l’instrument des bergers par excellence, symbolise la poésie pastorale, dont Théocrite s’était fait une spécialité, en sorte que chaque détail du poème revêt un sens littéraire et que l’ensemble sonne comme un manifeste, un manifeste métapoétique, dirait-on aujourd’hui. La syrinx de Théocrite répond à la mandoline d’Apollinaire.

Nous passons enfin des Grecs aux Romains, des païens aux chrétiens, avec le poète Optatianus, qui a exercé une influence importante au Moyen âge, comme nous l’entendrons bientôt. Cette page illustre une de ses plus grande réussites, à savoir les poèmes figurés en forme de grille. Sans entrer dans le détail des combinaisons de lettres, remarquons les deux grandes diagonales colorées, qui dessinent la lettre grecque chi (en forme de X) et contiennent en leur centre la lettre rho (en forme de P). Ce sont les initiales du nom du Christ, entrelacées en un caractère unique, le chrisme (☧). Le calligramme s’est mué en monogramme. Liant la gloire de Constantin et la gloire du Christ, le poème affiche une sémiotique politique au service de l’idéologie du règne, en un temps où la conversion de Constantin était encore récente et où le monogramme constantinien commençait à être diffusé, par exemple sur les monnaies.

Dans un autre poème figuré, Optatianus a proclamé son intention de dépasser Apelle –Apelle, le grand peintre grec de l’âge classique. Sur cette dernière note d’émulation, se clôt pour nous le dialogue antique des peintres et des poètes.