Coupoles Francoise BRIQUEL CHATONNET : « L’Église de l’Orient à la découverte du monde »

Francoise BRIQUEL CHATONNET :  « L’Église de l’Orient à la découverte du monde »

 

 

Vers 800 de notre ère, à l’époque de la fondation de Bagdad, le patriarche de l’Église de l’Orient, celle que l’on a longtemps malencontreusement appelée « nestorienne », écrit aux moines du couvent de mar Maroun au Liban, pour défendre sa profession de foi dans laquelle est proclamée la persistance des deux natures dans le Christ après l’incarnation. Il affirme ainsi que dans toute l’étendue de son patriarcat, on prononce la prière du trisagion, « Saint Dieu, saint Fort, saint Immortel » sans l’ajout promu par les miaphysites, « qui a été crucifié pour nous ». C’est pour lui l’occasion d’évoquer justement le territoire sur lequel il a juridiction. Outre tous les évêchés « de l’intérieur », en Assyrie, en Babylonie et en Perse, il cite les fidèles qui résident dans les régions de l’Orient, parmi les Indiens, les Chinois, les Tibétains (ṭwpty’) et les Turcs et qui professent leur foi comme lui. Si on retient que les Turcs sont alors dans les plaines de l’Asie centrale, c’est bien toute l’Asie qui est ainsi rattachée à l’Église de l’Orient.  

Cette Église est née et s’est développée dans l’Antiquité en dehors de l’empire romain. Quand les conciles du monde romain définissaient la foi et structuraient l’Église impériale en 5 patriarcats, les chrétiens de l’empire sassanide ont affirmé avoir pour seul chef l’évêque de Kokhé, près de Séleucie-Ctésiphon, leur catholicos-patriarche. L’époque du patriarche Timothée dont nous parlons, un contemporain de Charlemagne, est celle où l’Église a connu son heure de gloire : le patriarche a déménagé le siège de son Église depuis son implantation historique de Kokhé près de Séleucie-Ctésiphon, capitale sassanide, à Bagdad où s’installe le calife abbasside, auquel il sert de conseiller et parfois d’ambassadeur. Il régente une Église qui est à l’échelle de l’Asie où les marchands partis à la découverte du monde et de nouveaux horizons commerciaux ont implanté la foi chrétienne à travers le continent. 

La lettre du patriarche aux moines de mar Maroun est de peu postérieure à l’érection d’un monument emblématique de ce mouvement à la découverte de l’Orient, la fameuse stèle de Xi’an dont la découverte en 1625 fut une immense surprise en Occident car il témoignait que la Chine n’avait pas attendu les missions jésuites pour découvrir le christianisme. Cette stèle de 2,79 mètres de haut, posée sur un socle en forme de tortue, porte en haut un titre « Stèle de la propagation de la Religion Radieuse du Da Qin dans l’empire du Milieu », surmonté d’une croix et encadré de deux dragons. Un premier texte en chinois sur la façade principale, composé par un moine dont le nom chinois était Jingjing et le nom syriaque Adam, donne un exposé doctrinal de la religion chrétienne puis poursuit sur l’histoire de l’arrivée du christianisme oriental en Chine avec le moine Aluoben en 635 et son développement jusqu’en 781. 

Il s’agit de l’épisode le plus lointain d’un mouvement qui a commencé dès les premiers siècles de l’histoire du christianisme en Orient. Pour celui-ci nous manquent les lettres d’un apôtre Paul et toute la littérature qui a fleuri sur les rives de la Méditerranée, mais l’Asie était bien dans l’horizon du monde mésopotamien depuis fort longtemps et les chrétiens l’ont toujours vue comme un lieu à découvrir, connaître et évangéliser. Trois récits apostoliques apocryphes ont mis en scène cette découverte réciproque : l’histoire d’Addaï, à qui est due l’arrivée du christianisme à Édesse, les Actes de Mari, le fondateur de communauté depuis le nord de la Mésopotamie jusqu’au golfe persique, enfin Thomas l’apôtre de l’Inde. Plus sûrement un intérêt ethnographique apparaît déjà dans l’œuvre du philosophe chrétien Bardesane d’Édesse, dont l’œuvre a été mise par écrit et transmise par ses disciples au début du iiie siècle. Dans son Traité sur le destin, il cherche à montrer que le destin des hommes fait place à la liberté et n’est pas déterminé par les astres ou la situation géographique. D’où un exposé des coutumes des différents peuples depuis les Gaulois jusqu’aux Brahmanes, et depuis les Sères (au Xinjiang) jusqu’aux peuples de l’Arabie. Même si ses sources sont surtout livresques et traditionnelles, on y discerne un intérêt, un goût de connaître les autres.  

De fait, les routes traditionnelles du commerce furent celles où se répandit la foi chrétienne portée par des marchands à la découverte autant de produits précieux et d’un commerce fructueux que de nouveaux coreligionnaires. Dès le ve siècle, des évêchés sont créés à Herat, dans l’Afghanistan actuel, et à Merw, au Turkmenistan, dont vous voyez ici les restes de la grande église. Évêché aussi à Samarcande qui devient rapidement une métropolie, ayant juridiction sur les autres évêchés. Sur les routes dites de la soie, les langues sont multiples et le christianisme découvre le sogdien, le uighur et autres langues de type iranien ou turc. Des manuscrits sont copiés en syriaque, en sogdien mais en caractères syriaques et les mêmes combinaisons existent pour le uighur. Une littérature syro-orientale variée est ainsi bien présente en Asie, de la Bible à l’hagiographie, et tous les textes mystiques et ascétiques que l’on copiait dans les couvents. Le monastère de Bulayiq dans l’oasis de Turfan est un lieu emblématique qui a icpermis de constater cette rencontre et cette symbiose des traditions. 

Plus loin ce fut la découverte de la Chine, où des chrétiens majoritairement d’origine sogdienne, venant d’Asie centrale arrivent avec leur religion, leur tradition religieuse qu’ils s’efforcent d’exprimer dans un cadre conceptuel totalement différent. Nous avons déjà évoqué la stèle de Xi’an où, sur laquelle, à la demande de l’empereur, est exposée la foi chrétienne.  Les documents découverts, qu’ils soient figurés comme la représentation des trois personnages sur une peinture de Kotcho dans le Xinjiang, que l’on hésite à interpréter comme des rois mages ou une scène des Rameaux, ou écrits comme l’hymne chinois de la Trinité trouvé à Dunhuang dans la même région témoignent de cette découverte et de cette rencontre. 

L’édit impérial de 845 qui bannit les religions étrangères en Chine ne bannit pas l’Église de l’Asie centrale, où elle est à nouveau bien attestée, comme en Chine, à l’époque mongole, comme en témoignent des voyageurs comme Marco Polo bien sûr, mais aussi des religieux dominicains ou franciscains. 

La découverte fut aussi d’Orient vers l’Occident comme en témoigne l’histoire de deux moines chrétiens mongols, Rabban Sauma et son disciple Markos, partis de Khanbaliq ou Pékin, leur ville d’origine, pour venir en pèlerinage à Jérusalem prier sur le tombeau du Christ. Après des mois de voyage à travers les déserts de l’Asie, et des étapes à Khotan, Kangut et Kashgar, les deux moines rencontrèrent leur patriarche à Maragha, dans l’Azerbaïjan iranien, où il était auprès de l’empereur mongol. Les deux moines poursuivirent ensuite leur voyage de découverte, allant à Bagdad et à Kokhé, prier sur la tombe de mar Mari, l’apôtre de la Mésopotamie. Puis, toujours en pèlerinage, ils remontèrent le Tigre jusqu’à Mossoul et Nisibe, à la découverte des sanctuaires et priant sur les tombeaux des saints pour obtenir leur bénédiction. Mais ils ne purent aller jusqu’à Jérusalem, à une époque où la guerre entre l’empire mongol et la dynastie mamelouke qui régnait sur l’Egypte et la Syrie rendait la route très peu sûre. Revenus auprès du patriarche et après la mort de celui-ci, Rabban Markos, qui avait entre-temps pris le nom de Yahballaha, Dieu a donné, fut élu à sa place, les évêques jugeant qu’un patriarche d’origine mongole serait mieux à même de défendre l’Eglise devant le roi Argun. De fait, la collaboration fut fructueuse puisque Argun, sur la suggestion du nouveau patriarche, choisit Rabban Sauma comme son envoyé en Occident pour chercher des alliés dans son projet de guerre contre les mamelouks. Rabban Sauma partit donc à la fois comme ambassadeur du roi mongol et envoyé du patriarche auprès du pape. Il portait de l’un et de l’autre des lettres en mongol dont celle-ci destinée à Philippe le Bel. Le récit de sa découverte de Byzance, de l’Italie, de Paris, de Bordeaux où siégeait le roi d’Angleterre est étonnant, notamment pour Paris où le roi le reçoit dans la Sainte Chapelle et où le nombre des étudiants le stupéfie. 

 

Route d’expansion par la terre mais aussi par la mer, le long des rives du golfe arabo-persique et jusqu’en Inde. Les actes du premier synode de l’Église de l’Orient, celui de mar Isaac en 410, mentionnent la déposition d’un évêque de Mashmahig, qui correspond à al -Muharraq dans l’archipel de Bahrayn. Un nouvel évêque est nommé qui signe les actes. C’est la plus ancienne attestation textuelle d’une présence chrétienne qui remonte donc au moins au ive siècle. L’archéologie est venue compléter le tableau en révélant des églises et bâtiments chrétiens sur toute la côte occidentale du golfe et en montrant le développement de l’institution monastique : un monastère de type cénobitique a été découvert dans l’île de Kharg près de l’Iran, un autre probablement à Kuwait au Nord avec le site de Failaka, jusqu’à Sir Bani Yas et le site récemment découvert sur une île au large d’Umm al-Quwayn. Si les textes attestent de l’importance de la vie religieuse et ascétique dès sans doute le ive siècle, mais sans doute dans un contexte modeste, les bâtiments préservés de ces institutions, notamment monastiques, qui datent pour l’essentiel du début de l’époque musulmane, sont ornés de magnifiques stucs, signes qu’elles étaient à la fin du viie siècle, capables de dégager une véritable richesse investie dans le bâti et la décoration.  

Richesse culturelle également dont témoigne la floraison d’auteurs originaires du Beth Qatraye, le « pays des Qatari », qui s’étendait alors sur toute la côte occidentale du golfe. J’en mentionnerai seulement quelques-uns : Isaac dit de Ninive, près de l’actuelle Mossoul, dont il devint l’évêque pendant quelques mois, mais qui était originaire du Beth Qatraye, où il était devenu moine. Il fut l’auteur de lettres et discours ascétiques en syriaque bientôt traduits en grec qui eurent une influence considérable sur toute la tradition ascétique du monde orthodoxe. On peut citer aussi Gabriel Qatraya, auteur d’un commentaire sur la liturgie, et Dadisho Qatraya, qui rédigea des œuvres ascétiques notamment un commentaire du Paradis des Pères, qui fut même traduit en sogdien, un fragment en a été retrouvé à Turfan. Tout montre donc que cette région de mission était pleinement intégrée à la vie de l’Église. 

Un témoignage curieux sur la vie dans un monastère du golfe Persique est fourni par la Vie de mar Yonan, un saint homme qui après avoir parcouru l’Orient décide de se retirer comme solitaire dans le golfe. Le récit montre là encore combien le monachisme dans le golfe a participé aux évolutions qui sont les siennes dans l’ensemble de l’Église de l’Orient et adopté la réforme qui s’inspirait du monachisme égyptien. L’histoire même du saint homme est truffée de miracles, comme il se doit. Mais ceux-ci témoignent également de la découverte d’un autre monde et du contexte de la vie économique du golfe. Comme le prophète Élie, mar Yonan est nourri par des corbeaux, mais ceux-ci ne lui apportent pas seulement du pain mais également des dattes, la principale richesse du terroir local. Il guérit aussi un homme tombé d’un palmier et ressuscite le fils d’un marchand de perles, soulignant le rôle de la pêche des perles dans l’économie de la région.  Ainsi se trouvent associées dans ce récit les principales productions qui permettaient aux élites de faire de belles donations aux monastères et en expliquent la richesse, les palmeraies et le commerce par bateau des produits venant d’Inde et de Chine, notamment des pierres précieuses et des perles. Le merveilleux prend encore une couleur locale plus spectaculaire, dans l’image de l’énorme crabe sur lequel montent mar Yonan et l’abbé du monastère pour voyager rapidement et sans encombre pour rendre visite à un autre ascète sur une île. Ce récit hagiographique, copié dans les manuscrits bien plus récents,  

 

Toute autre est l’histoire de l’Église de l’Inde, au moins autant qu’on peut la percevoir. De fait, au bout de la route maritime qui sortait du golfe, était l’Inde où la tradition fait arriver saint Thomas. Certes la tradition autour de saint Thomas évoque plus la partie orientale du royaume parthe que la partie méridionale du sous-continent, où se trouvent maintenant des chrétiens de tradition syriaque. Or c’est bien l’Inde du Sud, qui fut ensuite l’Inde placée sous la juridiction de l’Église de l’Orient. Cosmas Indicopleustès au vie siècle, dans sa Topographie chrétienne, en fournit la première mention, en précisant qu’à son époque un évêque siégeait à Calliana, dont la localisation précise est discutée, probablement au sud de Mumbai, et en évoquant les communautés de la côte du Malabar, de Ceylan et de Soqotra. La présence d’un évêque implique une communauté fondée et stable, sinon nombreuse.  

On peine à saisir les contours et les caractéristiques de cette communauté chrétienne, qu’atteste aussi Marco Polo et qu’ont trouvée les premiers navigateurs portugais arrivés à Cochin à la fin du xve siècle. La documentation ecclésiastique la mentionne, comme la lettre de Timothée citée plus haut. Mais cette communauté n’est qu’évoquée à propos des dignitaires ecclésiastiques qu’il fallait envoyer là-bas, ou quand elle fut entrainée, à l’époque du patriarche Isho’yahb dans la révolte de son métropolite, celui de la province du Fars, la Perse, dont elle dépendait.  

Pour le reste, l’histoire et la culture de cette communauté, qui est pourtant la seule de ces provinces de l’extérieur qui s’est perpétuée jusqu’à ce jour, est très évanescente. À part une stèle à inscription pahlevi, dont on peine à comprendre l’inscription, à fixer la date et dont plusieurs copies plus récentes furent produites, la documentation locale est quasi inexistante. Les églises les plus anciennes sont toutes postérieures à l’arrivée des Portugais, les inscriptions en syriaque aussi qui portent des traces de latinisation dans leur formulation ou même dans l’usage de la datation selon l’ère chrétienne définie par Denys le Petit, les manuscrits conservés au Kérala sont récents, ou arrivés récemment du Proche-Orient. Seule la Bibliothèque Vaticane, magnifique conservatoire de textes que l’on soupçonnait hérétiques, possède quelques manuscrits syriaques kéralais du xive siècle. Ils contiennent des textes bibliques ou liturgiques, mais aucune littérature théologique ou ascétique, telle qu’en ont produite par exemple les auteurs du Beth Qatraye. Ce sont seulement des livres à destination des paroisses et de la liturgie des fidèles. 

Ainsi se dessine une communauté dont le profil tranche avec celles de toutes les autres fondations de l’Église d’Orient. L’absence de tout vestige architectural, au moins autant qu’on peut le dire en l’absence de fouilles archéologiques, est probablement lié à l’usage d’une architecture en bois, comme cela se pratiquait alors dans la région. L’habitus épigraphique ne s’était pas transmis là-bas, contrairement à la Chine, peut-être parce que cela ne correspondait pas à un usage local, alors que les stèles inscrites étaient nombreuses en Chine.  

Mais le trait le plus net et le plus curieux est sans doute l’absence de monastères, qui étaient les lieux de culture, ceux de la rédaction des textes et de leur transmission, et ceux de la copie des manuscrits. L’institution du monachisme qui a structuré et irrigué toute l’Église d’Orient, ne semble pas s’être développée en Inde avant une époque très récente. En cela, la communauté chrétienne de l’Inde se distingue de celle de tout le monde de l’Église d’Orient. Peut-être est-ce le signe que cette communauté chrétienne s’était développée en restant dans son environnement, sans souci s’importer institutions et coutumes depuis le Proche-Orient.