Coupoles Gilbert Lazard : Le genre et la langue (discours lu par Charles de Lamberterterie)

Gilbert Lazard : Le genre et la langue (discours lu par Charles de Lamberterterie)

Il y a bien des genres de genres. Je dois pour ma part vous entretenir du genre en tant que catégorie grammaticale. La grammaire a mauvaise réputation. Elle est jugée austère et ennuyeuse, mais les linguistes savent y déceler des merveilles. Elle peut aussi parfois susciter des débats passionnés dans un large public. Nous en avons eu l’expérience à propos des emplois du genre grammatical en français. Cette considération me justifiera, j’espère, d’aborder ce sujet sous cette auguste coupole. Notre langue a deux genres, le masculin et le féminin. Cette caractéristique affecte tous les noms de la langue. Tous, quels que soient leur forme et leur usage, entrent dans cette classification. Un nom est obligatoirement féminin ou masculin. La différence apparaît dans les articles, dans les démonstratifs et possessifs, dans les qualificatifs et dans les pronoms dits anaphoriques qui, dans la phrase, représentent des noms mentionnés auparavant : cet homme, je le connais, cette femme, je la connais, ou encore cette personne, je la connais, puisque le nom personne est féminin, quoiqu’il puisse désigner aussi bien un homme qu’une femme. Les autres langues d’Europe sont pour la plupart du même type que le français. Les langues romanes ont deux genres. D’autres en ont trois : masculin, féminin et neutre. C’est le cas de l’allemand et du russe, et aussi du latin. C’est aussi, en un sens, celui de l’anglais, avec cette particularité que les noms, à proprement parler, n’y sont pas affectés d’un genre. Le groupe nominal the teacher n’est ni masculin ni féminin ni neutre, mais sera repris par he, she ou même it, selon que, en l’occurrence, il désigne un homme, une femme ou, disons, un logiciel. Hors d’Europe, la distinction entre masculin et féminin et éventuellement neutre n’est pas rare. Il y a aussi, notamment en Afrique et en Amérique, des langues dites « à classes », où les noms se rangent dans quatre classes ou plus. La répartition des noms entre les classes est souvent surprenante. Un linguiste américain, pour illustrer plaisamment ce fait, a un jour publié un livre intitulé « Les femmes, le feu et les choses dangereuses », car ces trois notions, dans la langue qu’il étudiait, se trouvaient curieusement groupées dans la même classe. Cette bizarrerie me rappelle irrésistiblement un vers d’un poète français du XIXe siècle, Charles Cros, auteur d’un sonnet où on lit cet alexandrin remarquable : J’ai tout touché, le feu, les femmes et les pommes.

Ce rapprochement entre le feu et les femmes, pour ne rien dire des pommes, est peut-être propre à susciter des réflexions intéressantes. Quoi qu’il en soit, pour en revenir aux langues à classes, je crois que le masculin et le féminin y sont toujours rangés dans des classes différentes. Enfin, il existe un peu partout des langues qui ignorent purement et simplement la catégorie du genre ou de la classe, donc, en particulier, la distinction entre masculin et féminin. C’est le cas, en Europe, du hongrois, du finnois et de l’estonien et, ailleurs, du turc, du persan, de l’arménien, du chinois, du japonais et de bien d’autres. Ces langues dépourvues de la catégorie du genre sont très nombreuses, peut-être majoritaires dans l’ensemble des quelque six mille langues que l’on dénombre dans le monde. C’est dire que l’opposition grammaticale entre masculin et féminin est loin d’être universelle. Elle n’en a pas moins suscité, au nom des droits des femmes, des critiques passionnées de certains usages du français dans lesquels, comme on dit parfois, « le masculin l’emporte sur le féminin ». D’autres esprits se sont inquiétés et ont douté que les innovations proposées soient bien raisonnables. Mais une question plus profonde se pose en amont de ces débats: de tels changements sont-ils possibles? Et tout d’abord, une distinction s’impose, qui n’est pas toujours faite. C’est celle qui existe entre la grammaire et l’orthographe. En France, chaque fois que surgit l’idée d’une réforme de l’orthographe, de hauts cris s’élèvent aussitôt de certains milieux, indignés de ce qu’ils voient comme un nouvel assaut contre la langue française, notre cher patrimoine. Ces voix sont bien intentionnées, mais mal informées. Car l’orthographe et même l’écriture ne sont pas la langue. Elles n’en sont que le vêtement. On peut toujours changer de vêtement. Beaucoup de langues ont changé d’orthographe et même plus généralement d’écriture. Par exemple, le turc, il y a environ une centaine d’années, est passé, par la volonté du président Kemal Ataturk, de l’écriture arabe aux caractères latins. En matière de réforme orthographique les seuls arguments pertinents sont des questions d’opportunité. Les autres ne sont que des préférences sentimentales. Colette, l’écrivain ou l’écrivaine, aimait les Y. Et Madame Carrère d’Encausse, secrétaire perpétuelle de l’Académie française, a avoué un jour à la télévision avoir un faible pour les accents circonflexes. On ne saurait le lui reprocher.

Mais la grammaire, c’est autre chose. La grammaire, c’est le squelette de la langue. La grammaire française s’est formée, ou plutôt sans cesse réformée au long des siècles. On dit couramment que le français descend du latin. Cette formule est peu exacte. En réalité, les habitants de la Gaule, puis de la France, n’ont jamais renoncé à une langue pour en adopter une autre. La langue que nous parlons est bel et bien celle que parlaient nos ancêtres il y a deux mille ans, telle que depuis ce temps elle s’est transformée progressivement, mais assez profondément. Le latin n’était lui-même que la forme prise à Rome par l’indo-européen commun qui avait été parlé des milliers d’années plus tôt quelque part dans une autre région du monde. Et ainsi de suite au long des millénaires. En somme, toutes les langues, en dernière analyse, n’ont d’autre origine que celle même du langage. Le langage est un bien curieux phénomène. L’aptitude au langage est le fruit de l’évolution naturelle. Mais l’évolution n’a pas fait que l’individu humain soit capable de parler dès sa naissance. L’enfant doit, dans ses premières années, bel et bien apprendre la langue de son milieu. Et les langues, qui se comptent par milliers, sont toutes différentes. Comment rendre compte de cette situation ? Les paléontologues, anthropologues, psychologues, primatologues et autres savants qui s’intéressent à l’origine du langage pensent qu’il a bien fallu un million d’années à l’évolution naturelle pour doter l’homme de la faculté de langage. Un million d’années, c’est toute la durée de l’espèce homo erectus, à laquelle a succédé, il y a deux ou trois cent mille ans, celle de l’homo sapiens. Naturellement nous ne savons rien des processus qui ont fait l’homme parlant. Les formes qu’a pu prendre ce prélangage ou protolangage nous échappent. Les seules langues observables sont celles qui existent aujourd’hui, outre quelques langues mortes qui les précèdent de très peu, quelques milliers d’années à peine. Qu’est-ce qu’une langue ? Le génial linguiste Ferdinand de Saussure en a donné une définition, probablement la seule qui ait été jamais proposée. Selon lui, une langue est un système d’unités mentales, dont chacune est faite de l’association indissoluble de deux éléments hétérogènes, un contenu de pensée et une forme phonique susceptible de se matérialiser en émission sonore, formant ainsi un canal par lequel de la pensée se transmet d’un individu à un autre. « L’essence double du langage », comme il dit, est un caractère essentiel, qui en fait une réalité unique en son genre. L’observation des langues permet de faire plusieurs constatations importantes. D’abord toutes les langues sont différentes, mais toutes se valent, en ce sens que toutes sont également riches et complexes. Celles des peuples regardés comme culturellement arriérés ne le sont pas moins que celles des plus avancés. Autrement dit, toutes les langues parlées aujourd’hui en sont au même degré de l’évolution: il n’y a pas de langues archaïques, c’est-à-dire qui seraient des vestiges d’un état antérieur du langage. Le temps de la langue n’est pas celui de la culture. Deuxième observation, toutes les langues se modifient en permanence. Au cours des innombrables actes de communication, les mots, petit à petit, changent de forme et de sens. Ces innovations sont peu sensibles, mais s’accumulent au cours du temps. La langue de Molière n’est pas exactement identique à celle que nous parlons. Il s’en faut. On sait bien aussi que si une communauté linguistique se scinde, disons en deux parties, par émigration ou autrement, et que ces deux populations cessent d’avoir des relations, leur langue, commune au départ, évolue différemment de part et d’autre, si bien que, au bout d’un certain temps, elle prend des formes qui sont tout naturellement regardées comme des langues différentes. C’est ainsi que s’est établie l’extraordinaire diversité des langues. C’est ainsi également qu’on a pu reconnaître des « familles » de langues apparentées, c’est-à-dire dérivées d’un même ancêtre. Si toutes les langues ont finalement la même origine, qui est celle du langage, chacune est en même temps le fruit de son histoire propre et de ses innombrables hasards. Cependant, tous les hommes vivent dans le même monde. Ils doivent bien avoir en commun un fond d’expériences élémentaires. Ils ont des corps et des cerveaux semblables. Il existe aussi probablement des lois de la communication, qui commandent leurs échanges. Ces éléments communs doivent de quelque manière se refléter dans les langues. De fait, certains ensembles de notions courantes sont présents sous une forme ou une autre dans la grammaire de toutes les langues. C’est, par exemple, le cas de la distinction entre l’humain et le non-humain, entre le Qui et le Quoi, entre les personnes et les choses, qui semble bien être universelle. C’est aussi apparemment celui de l’opposition entre l’Agir et le Subir, qui régit bien des faits grammaticaux. On peut encore ranger dans la même catégorie les mouvements dans l’espace. Dans le domaine du temps, les linguistes se sont beaucoup occupés de ce qu’ils nomment « l’aspect », c’est-à-dire essentiellement la distinction entre un processus saisi dans son déroulement et ce même processus considéré comme un événement indécomposable. C’est en français la différence fondamentale entre l’imparfait et le passé simple: aucun locuteur natif ne s’y trompe. Il y a sans doute bien d’autres notions que les nécessités de la communication imposent aux langues. Quelle est dans cet ensemble la place du genre grammatical? Elle n’est pas négligeable, puisqu’il est présent dans beaucoup de langues, mais il n’est ni universel ni même majoritaire. Il ne fait donc pas partie des catégories indispensables. D’autre part, je dois ici mentionner en outre une caractéristique importante que les linguistes connaissent bien, mais qui n’est généralement pas prise en compte dans les discussions. Dans beaucoup de langues et beaucoup de cas dans chaque langue, lorsque deux termes, comme masculin et féminin, se trouvent en opposition directe, les contenus sémantiques de l’un et de l’autre terme ne sont pas symétriques. L’un des deux, et l’un seulement des deux, s’emploie dans deux sens différents, d’une part comme l’opposé de l’autre, et, d’autre part pour référer à la dimension qui leur est commune. Par exemple, dans des langues voisines de la nôtre, quand on veut s’informer de l’âge de quelqu’un, on lui demande, littéralement, « Combien vieux êtes-vous? », mais jamais « Combien jeune êtes-vous? ». Les termes « vieux » et « jeune » n’ont pas exactement les mêmes emplois. Le terme « vieux » en a deux: il peut d’un côté s’employer par opposition à « jeune », mais, de l’autre, il peut désigner l’échelle des âges dans sa totalité: la question « Combien vieux es-tu? » peut s’adresser à un enfant. On dit habituellement que l’un des termes, « vieux », est extensif, et que l’autre, « jeune », est intensif, car il renvoie toujours spécifiquement à l’un seulement des termes de l’opposition. Il en va de même de la relation entre masculin et féminin. Le masculin est le terme extensif, le féminin le terme intensif. Quand un philosophe, ému par le désolant spectacle du monde, s’exclame « Les hommes sont fous », il a en tête l’humanité dans sa totalité, et pas seulement sa moitié mâle. Les femmes ne sont nullement exclues de son jugement, ni leurs droits ne sont ignorés. Je reviens pour conclure à la question fondamentale. Quelles sont les possibilités de la volonté humaine en matière de langue? Il faut reconnaître qu’elles sont extrêmement limitées. Elles n’atteignent en quelque mesure que les franges périphériques de la langue, c’est-à-dire le vocabulaire et la phraséologie, elles ne touchent pas la grammaire. Le temps de l’évolution des langues est un temps long, moins long que celui de l’évolution naturelle, mais plus long que celui des volontés humaines et des choix idéologiques.