Coupoles L’Asie à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres et l’École française d’Extrême-Orient
par M. Pierre-Sylvain FILLIOZAT, Président de l’Académie
Ce n’est pas d’aujourd’hui que l’Europe occidentale tourne ses regards vers l’Orient.
Le regard des sciences de l’érudition, regard scientifique par excellence, motivé par la seule soif de connaissance exacte, porte loin. La petite académie de quatre membres qui en février 1663 reçurent de Colbert la charge de donner leurs avis « sur toutes choses qui regardent les bastiments et où il peut entrer de l’esprit et de l’érudition » n’eut de cesse de s’agrandir pour accéder au vaste champ de l’histoire de toutes les créations humaines. Au XVIIIe siècle nos grands ancêtres avaient déjà une vue universelle. Nicolas Fréret (1688-1749) lit en 1714 un mémoire sur l’origine des Francs, alors qu’en même temps il s’initie au chinois auprès d’Arcade Huang (1679-1716), un jeune lettré chinois converti par des missionnaires et amené en France. Et tout au long du siècle des lumières les fenêtres n’ont cessé de s’ouvrir sur l’Orient le plus lointain.
Comment à cette époque, depuis Paris, s’informait-on sur des civilisations éloignées dans l’espace et le temps ? Des récits de voyageurs, des correspondances avec des résidents en terres lointaines, missionnaires, commerçants ou aventuriers, quelques objets importés étaient la seule source. La documentation restait cependant rare. Et quand un apport substantiel de livres chinois et de manuscrits sanscrits à la bibliothèque du Roi fut réalisé par les efforts de l’abbé Bignon, il y avait encore trop peu d’instruments de recherche pour que puisse suivre une exploitation scientifique. La spéculation a parfois comblé les vides de la documentation. On doit à Joseph de Guignes, professeur en langue syriaque au Collège Royal de France, quelques découvertes historiques fondamentales, telles que le synchronisme de Seleucos et Candragupta, base de la chronologie ancienne de l’Inde. On voit aussi qu’il a lu le 14 novembre 1758 dans notre Académie un « Mémoire dans lequel on prouve que les Chinois sont une colonie égyptienne ».Correspondances et relations de voyage ne suffisent pas. Anquetil Duperron a eu le génie de concevoir, à l’aube de sa carrière, la profession d’orientaliste voyageur. Cet aventurier de la recherche rêvait d’une « académie ambulante » qui épargnerait au chercheur les difficultés matérielles, lui assurerait sécurité et logistique sur tous ses terrains d’études et centraliserait les connaissances.
Il fallut attendre près d’un siècle pour que le rêve devienne réalité. Cela se fit dans notre Académie par la création de cinq écoles à l’étranger : Athènes, Rome, Vélazquez, Le Caire, l’Extrême-Orient.
Ce sont autant d’antennes de notre institution parisienne sur des terres dont elle n’a cessé d’entreprendre l’exploration historique et monumentale, où se sont formées et ont œuvré des générations des meilleurs chercheurs, où se sont construits des instruments de travail de plus en plus performants. Les dernières années du XIXe siècle ont vu la convergence d’orientalistes de l’Académie et d’administrateurs des régions que l’on appelait alors Indochine vers l’idée d’installer sur place un centre d’étude des civilisations locales et de conservation des monuments. Les trois dernières décennies du XIXe siècle avaient fait prendre conscience de l’existence et de l’importance du patrimoine artistique et intellectuel de ces pays. Les premiers documents, sculptures, dessins de monuments, manuscrits et copies d’inscriptions, permettant d’en étudier l’histoire, étaient parvenus à Paris. Mais dorénavant on voulait qu’ils ne soient plus séparés de leur environnement. On savait que sur les sites l’on pouvait rencontrer les informateurs les plus avertis, brâhmanes pandits, religieux bouddhistes, lettrés vietnamiens, lettrés chinois. On prenait enfin conscience de l’existence dans le voisinage des grandes civilisations d’un grand nombre de populations aux langues, aux organisations sociales, aux modes de vie originaux. Il fallait organiser les nouvelles perspectives de recherche en un réseau de programmes scientifiques et dans de multiples disciplines. Michel Bréal (1832-1915), Auguste Barth (1834-1916), Émile Senart (1847-1928) ont été des savants du XIXe siècle. Ils ont eu le grand mérite de concevoir les nouvelles orientations qui feront travailler tout le XXe siècle. Ils ont été aussi à l’origine de l’institution qui a permis à leurs disciples de les mettre en œuvre. Des propositions de l’Académie, émises le 9 décembre 1898, furent communiquées à Paul Doumer, gouverneur général de l’Indochine qui installa d’abord une Mission archéologique permanente à Saigon, puis lui donna le nom d’École française d’Extrême-Orient qu’elle porte encore. Cette école fut définitivement institutionnalisée par un décret du président de la République Émile Loubet le 26 février 1901 et bientôt installée à Hanoi.
Son programme scientifique général concerne d’abord quatre disciplines, archéologie, épigraphie, linguistique, ethnographie. Le domaine à étudier est l’Indochine de l’époque. L’idée directrice est d’en expliquer la culture par les influences fondamentales des deux grandes civilisations de l’Asie, la civilisation indienne qui a donné le sanscrit et ses religions à toute l’Asie à l’est de l’Iran, la civilisation chinoise qui a pénétré le Vietnam. Les premiers membres seront donc indianistes et sinologues, Louis Finot, Alfred Foucher, Paul Pelliot, Henri Maspero. Les missions en Inde, en Chine, au Japon se multiplient rapidement. Des antennes se créent successivement au cours d’une histoire de plus d’un siècle. Aujourd’hui l’EFEO a 42 chercheurs permanents dans 17 centres répartis dans 12 pays d’Asie : Pune, Pondichéry, Yangon, Bangkok, Chiang Mai, Vientiane, Phnom Penh, Siem Reap, Hanoi, Kuala Lumpur, Jakarta, Pékin, Hongkong, Taipei, Séoul, Kyôto, Tôkyô. Son domaine est une grande moitié de l’Asie. Elle y pratique toutes les approches de l’homme, de ses activités et de ses créations : géopolitique, anthropologie, ethnographie, archéologie, épigraphie, iconographie, histoire de l’art, histoire des religions, histoire des sciences, histoire littéraire, philologie, linguistique. La présence sur place du chercheur le confronte à l’environnement de l’objet qu’il étudie. Ce n’est plus une image, une inscription, un manuscrit qu’il observe, c’est un filet aux multiples mailles de données reliées entre elles. Le monument est vu dans un paysage. On explore une forêt pour retrouver un plan de ville. On voit l’artisan en même temps que le matériel de la vie quotidienne du village, l’artiste en même temps que le décor qu’il crée, le prêtre officiant dans l’édifice religieux et ses fidèles. On vise à saisir la globalité des données géographiques, sociales, historiques, patrimoniales matérielles et immatérielles. L’institution centrée sur le terrain construit des réseaux de collaboration et d’échange entre chercheurs étrangers et locaux. Les travaux de l’EFEO trouvent actuellement leur cohérence autour de plusieurs thèmes transnationaux à définition large : corpus du monde indien, histoire culturelle et anthropologie des religions en Asie orientale, cités anciennes et structuration de l’espace en Asie du Sud-est, pouvoir central et résilience du local, transmission et inculturation du bouddhisme en Asie.
La dispersion des postes requiert une administration et une direction scientifique centrales. L’École française d’Extrême-Orient est placée sous la tutelle administrative du ministère français de l’Enseignement supérieur et de la recherche. Il lui faut aussi son propre point de ralliement. Elle a un dix-huitième centre à la Maison de l’Asie à Paris, où fonctionnent ses services centraux d’administration et de documentation, archives, bibliothèque, photothèque, collections d’estampages d’inscriptions et de manuscrits, un trésor unique de documentation sur l’Asie. Ce centre parisien est aussi un lieu de partage et de transmission des connaissances. Il organise séminaires et conférences, rassemble étudiants et chercheurs dans tous les domaines concernés, assure une liaison permanente avec son voisin le musée Guimet, l’École pratique des hautes études, l’École des hautes études en sciences sociales.
Le cœur de l’École française d’Extrême-Orient est sa maison mère, l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Elle est, en effet, placée depuis l’origine sous la tutelle scientifique de notre académie qui a une fonction statutaire de contrôle d’établissements de recherche à l’étranger. Elle a compté parmi ses membres ou correspondants, les fondateurs de l’EFEO, la plupart des directeurs et tous les chercheurs qui ont illustré l’institution, Georges Cœdès, Louis Finot, Jean Filliozat, Bernard-Philippe Groslier. Elle regroupe ainsi la connaissance des rouages de l’institution, de ses activités. Les rapports et les publications présentées en hommage dans ses séances l’informent des avancées des travaux scientifiques. Il n’y a pas d’autre centre que l’AIBL où l’EFEO soit mieux connue et mieux comprise. L’EFEO a connu sur un siècle une suite de crises qui ont souvent compromis les possibilités de travail sur le terrain, parfois mis l’existence de tel ou tel centre en question. L’académie est le lieu historique de la résolution de toutes les crises que l’EFEO a traversées. Je n’en citerai qu’une, la plus grave, l’éclatement en quatre parties, déchirement causé par la décolonisation de l’Indochine. Mon père, Jean Filliozat, fut chargé dans cette longue période de troubles de négocier, pour le compte de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, la réorganisation de l’EFEO et l’établissement de nouveaux statuts, déterminant alors le transfert du centre de gouvernance à Paris. Les réactions anti-occidentales, l’état de guerre au sortir de la colonisation ont limité sa présence et ses activités, ne les ont pas arrêtées. La dictature des Khmers rouges a interrompu ses travaux au Cambodge. Ils ont repris dès le retour à une situation normale avec la recherche et l’édition des manuscrits bouddhiques dispersés, la reprise de la conservation d’Angkor, la réouverture du Vietnam, à la demande des autorités nationales et en parfaite coopération avec les scientifiques nationaux.
Si l’EFEO a pu traverser une aussi longue histoire, c’est aussi parce que les travaux qu’elle a menés se sont inscrits dans la longue durée. Bernard-Philippe Groslier a ouvert le chantier d’anastylose du Baphuon, monument du Cambodge, un des plus grands du monde, au début des années 1960. Il n’en a pas vu la fermeture. La guerre avait interrompu ses travaux. Il était lui-même disparu prématurément. Le chantier fut rouvert en 1992. Il arrive à son terme en cette année 2010.
L’avenir est toujours un défi. Comment peut-on l’envisager aujourd’hui ? L’évolution du monde requiert à la fois de nouvelles orientations scientifiques, de nouvelles méthodes, de nouveaux outils. Nous ne sommes plus au XVIIIe siècle, quand au prix de voyages aventureux on accédait à une infime documentation. Aujourd’hui le monde est proche et offre une masse océanique de documents. Le XXe siècle a répondu à la tâche par les spécialisations. Le chercheur est alors resté trop individualiste. Aujourd’hui on ne peut plus se croire seul dans une spécialité. L’on comprend qu’il est bon d’élargir son champ d’enquête. On se rattache à une thématique. Le XXIe siècle sera celui de travaux d’équipes, de publications collectives, de colloques. Il faut aussi prendre en compte l’internationalisation croissante des études. Les institutions elles-mêmes cherchent à s’inscrire dans des réseaux plus larges. L’EFEO, sous l’égide de l’AIBL, a pris en 2007 l’initiative d’organiser un Consortium européen pour la recherche sur le terrain en Asie. Les institutions qui le composent, 45 à la date d’aujourd’hui dont 33 dans dix pays d’Europe et 12 associées dans dix pays d’Asie et en Russie se relient pour lancer des programmes de portée innovante.
Face à l’accroissement de la bibliographie, face à la montée de la documentation la réponse est le recours aux nouvelles technologies de l’information. Le XXIe siècle sera le siècle des bases de données. Le Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient est maintenant accessible sur le site « Persée » à côté des Comptes rendus des séances de l’Académie. Les projets des chercheurs actuels commencent par la construction de corpus numériques.
L’archéologie, la préhistoire, la conservation des monuments, des œuvres d’art et des manuscrits sont les premières bénéficiaires des nouvelles technologies. Les scientifiques ne se désintéressent pas du passé de leurs disciplines. Les contacts et collaborations dans le domaine de l’histoire des sciences particulièrement difficile en Asie, sont devenus une nécessité. Le fait le plus notable est la convergence des idées dans le cadre d’une écologie généralisée. L’évolution globalisante actuelle a amené le monde d’aujourd’hui à prendre conscience des menaces qui pèsent sur la diversité des espèces vivantes et tout autant sur la diversité des langues et des cultures. Une priorité de la recherche est l’analyse fine de ce dont la disparition prochaine se dessine. Il y a une ethnographie de sauvetage à mettre en œuvre, principalement dans les grandes puissances émergentes : ethnographie sociale, médicale, linguistique, folklorique, musicale, liée à une ethnographie du milieu naturel. Toute culture est intimement liée à un environnement naturel. L’objet véritable de toute écologie est l’équilibre du naturel et du culturel. L’histoire montre comment se réalisent et se détruisent ces équilibres. Ce regard conjoint sur nature et culture détermine de nouvelles orientations scientifiques, dont les objets sont la relation de l’homme avec son environnement naturel, sa dépendance par rapport à lui, son action sur lui, implantations urbaines, agricoles, gestion de l’eau.
En fait, le rôle de notre académie n’a pas changé depuis Colbert. Elle exerce son rôle de conseil, d’exploration des voies de la science. Son regard s’affine et porte toujours sur du nouveau. Car les choses changent. Aujourd’hui elles demandent un esprit de plus en plus interdisciplinaire et une érudition qui se porte sur toutes les créations humaines de l’espace et du passé dans leur environnement. Notre antenne, l’École française d’Extrême-Orient, regarde l’Asie autrefois lointaine, aujourd’hui toute proche, dans tout son vaste espace et tout son riche passé. AIBL, EFEO sont deux sigles conjoints. Ils représentent une structure dont le caractère essentiel est l’ouverture sur le monde et sur son avenir. C’est une conjonction qu’il importe de renforcer.