Coupoles Laurent PERNOT : « Découvrir et interpréter les textes littéraires grecs »
I. Le palimpseste d’Archimède et le Nouvel Hypéride
Le jeudi 29 octobre 1998, à 14 heures, lors d’une vente aux enchères chez Christie’s à New York, un collectionneur anonyme fit l’acquisition d’un manuscrit grec pour deux millions de dollars. L’objet ne payait pourtant pas de mine. Extérieurement, c’était un codex religieux médiéval comme il y en a tant, un livre de prières, daté de 1229, probablement copié à Jérusalem. Mais ce qu’il avait de particulier, c’est qu’il était palimpseste : c’est-à-dire écrit sur des feuillets ayant déjà servi. Le moine qui avait confectionné ce volume avait pris de vieux livres, trouvés on ne sait où, les avait dépecés pour récupérer les feuilles de parchemin, puis avait effacé l’encre de ces feuilles, en les ponçant et en les lessivant, de manière à se procurer, à moindres frais, un support comme neuf pour les prières qu’il voulait copier, et qui étaient beaucoup plus utiles à ses yeux que tout le savoir de l’Antiquité.
Seulement voilà, il n’est pas facile de faire disparaître l’encre complètement et le texte du dessous laisse des traces. Au xixe siècle, on se rendit compte que ce manuscrit était copié sur les restes d’une édition du physicien et mathématicien grec Archimède : d’où le nom de Palimpseste d’Archimède qui lui fut donné. Au prix de beaucoup d’efforts, on déchiffra des passages de sept traités, dont trois inconnus jusqu’alors. Le Danois Heiberg, qui acheva cette superbe découverte en 1906, pouvait reprendre à bon droit l’exclamation célèbre prêtée au savant de Syracuse et se dire à lui-même : Eurêka !
Cependant, les hellénistes n’étaient pas au bout de leurs surprises. Quand notre collectionneur anonyme, en 1998, acheta l’objet, il eut la générosité de le déposer dans un musée, le Walters Art Museum de Baltimore, en y joignant une fondation pour financer un nouvel examen par les chercheurs. Le manuscrit fut étudié sous toutes les coutures, au moyen des techniques les plus modernes de l’imagerie multispectrale, et l’on découvrit que les feuillets du livre de prières étaient empruntés, outre Archimède, à six autres livres, dont un de l’orateur Hypéride.
Nous voyons à l’écran les deux écritures superposées : horizontalement, en brun estompé, les mots d’Hypéride ; par-dessus, verticalement, en noir, les prières. Les lignes se croisent, parce que le second copiste, le moine, fit pivoter les feuilles pour les réutiliser, ce qui l’amenait à écrire transversalement par rapport à l’écriture originelle. Telle fut la deuxième découverte sur le même manuscrit, l’Hypéride de 2002 après l’Archimède de 1906, et cette deuxième découverte était presque aussi sensationnelle que la précédente, car Hypéride est un orateur attique important et mal connu. Il a fallu des années et une équipe internationale pour perfectionner le déchiffrement et l’interprétation, et les résultats obtenus ont été présentés devant notre académie en 2010.
Le Nouvel Hypéride jette un éclairage inédit sur la politique intérieure d’Athènes à la fin de l’époque classique, mais, comme toutes les vraies découvertes, il soulève autant de questions qu’il en résout (car découvrir, c’est déranger ; un document nouveau qui n’apporterait rien par rapport à ce que nous savons déjà et qui ne ferait que nous conforter dans nos certitudes, serait un document suspect). En l’occurrence, on constate des similitudes inattendues entre les arguments d’Hypéride et ceux de Démosthène à la même époque, comme si les deux hommes avaient travaillé ensemble, dans des conditions qui nous échappent. Autre surprise, le discours qu’on croyait Contre Timandra, au féminin, s’avère être Contre Timandros, au masculin. Pendant des siècles, le respectable citoyen Timandros avait été pris pour une courtisane.
Ajoutons que le palimpseste d’Archimède n’a pas dit son dernier mot. Il contient un commentaire d’Aristote, nouveau lui aussi, et d’autres textes qui restent à identifier.
II. Ni immobilisme, ni effacisme
S’il était utile de développer cet exemple, c’est parce qu’il illustre la voie royale de l’innovation dans la recherche sur les textes littéraires grecs (en prenant « littéraire » au sens large, suivant l’usage de la discipline, c’est-à-dire pour désigner les écrits en vers et en prose, y compris les œuvres historiques, philosophiques, etc.). Chaque année, ou presque, apporte son lot de nouveaux textes, plus ou moins fragmentaires, plus ou moins abîmés, mais nouveaux tout de même, qui viennent enrichir les corpus existants.
L’intérêt de telles découvertes est évident. En les évoquant, j’ai traité la partie la plus facile de mon sujet.
Mais il faut aussi parler du reste. Le reste, ce sont les textes déjà connus, déjà édités (souvent depuis la Renaissance), et qui ont fait l’objet de rééditions, de traductions, d’études et de commentaires en diverses langues au cours des siècles : Homère, Platon, tant d’autres… Comment pouvons-nous aborder aujourd’hui de tels auteurs, et pouvons-nous les aborder ? Le chercheur a tant de devanciers. Son entreprise est-elle désespéré e ?
Formidable interrogation, à laquelle les minutes qui suivent ne peuvent apporter que des esquisses de réponse.
La première tâche qui reste d’actualité consiste à préciser, inlassablement, le sens des textes et à mieux les traduire. On n’imagine pas, si l’on n’est pas du métier, le grand nombre des œuvres grecques qui réclament une élucidation conforme aux exigences d’aujourd’hui. Pour y parvenir, les hellénistes disposent d’outils toujours plus performants, parmi lesquels il faut citer le Thesaurus linguae Graecae (TLG), « Trésor de la langue grecque ».
Les chercheurs de ce programme de l’Université d’Irvine, en Califormie, ont digitalisé pratiquement tous les textes de l’Antiquité grecque, ainsi que des textes byzantins et modernes, soit plus de 10 000 œuvres dues à 4 000 auteurs. Ils offrent ainsi une base de données en ligne, riche de 110 millions de mots, et constamment mise à jour, qui permet toutes sortes d’investigations – linguistiques, textuelles et intertextuelles. Pour la première fois dans l’histoire, il est devenu possible de dominer le gigantesque corpus des textes littéraires grecs. L’image projetée montre le planisphère de répartition des deux mille institutions abonnées au TLG à travers le monde, dans 58 pays, auxquelles s’ajoutent des milliers d’abonnés individuels. Ce réseau savant est une version moderne de la république des lettres, pour reprendre le concept qui était cher à Marc Fumaroli : dans ce cas, la république des lettres grecques.
Voilà nos textes mieux compris, espérons-le du moins. Reste à les interpréter.
Interpréter un texte grec antique, c’est vérifier son attribution, identifier ses sources, retracer sa genèse ; c’est le situer dans son contexte matériel et moral, restituer sa cohérence, analyser son propos : toutes opérations que les chercheurs effectuent aujourd’hui mieux qu’hier, y compris sur les textes les plus connus, grâce à la sédimentation des savoirs, au perfectionnement des méthodes, à la démocratisation des ressources en ligne et à la collaboration entre les différentes sciences de l’Antiquité, comme la philologie, l’histoire, l’archéologie, l’épigraphie, la numismatique.
Ce n’est pas tout, et l’épistémologie de la discipline comporte un défi supplémentaire : il tient au fait que les vérités prennent leur sens par rapport à l’époque qui les découvre. Cette interaction a été soulignée par Jacqueline de Romilly dans un livre sur Euripide, où la grande helléniste expliquait que son enquête avait deux objets : la modernité d’Euripide en son temps, et sa modernité pour nous. Deux aspects, précisait-elle, qui se rejoignent : Euripide compte pour nous à cause de la force qu’il portait en lui. Je cite : « Nous pourrons mieux saisir l’originalité de son œuvre, et peut-être, aussi, voir un peu plus clairement certains traits de notre propre visage, éclairé par ces reflets. » Ces mots écrits en 1986 restent entièrement vrais aujourd’hui.
Chaque époque revisite les classiques et se tourne vers eux dans la mesure où ils lui parlent et où elle trouve en eux un écho à ses propres préoccupations. Cela vaut aussi pour la recherche, qui est nécessairement conditionnée par son époque, même quand elle croit ne pas l’être. Découvrir est donc une entreprise non seulement délicate, mais dialectique, car il faut chercher la vérité des textes à la fois en eux-mêmes et par rapport à nous. Tel est le fécond paradoxe de la civilisation grecque, qui d’un côté est différente de notre propre civilisation, et d’un autre côté est une partie éminente de notre histoire et de notre mémoire culturelle. Les Grecs se situent pour nous entre altérité et héritage, et tout helléniste est un observateur engagé.
Il est crucial de rappeler cette relation complexe et enrichissante dans le contexte actuel, où des attaques aussi sommaires qu’infondées sont portées contre les auteurs anciens au nom de la « cancel culture » « culture de l’effacement », « effacisme », cela d’après une vision erronée du rôle des classiques dans la société. Mais l’effacisme ne passera pas.
Ni immobilisme, ni effacisme, donc. Ni trompeuse objectivité, ni subjectivité capricieuse. Découvrir consiste à proposer une lecture moderne des textes, sans les censurer, et sans plaquer sur eux des significations erronées, cela afin d’instiller du recul historique, de l’épaisseur, du passé bien compris et de la pensée créative dans la réflexion sur le présent.
Maintenant, vous attendez probablement des exemples. J’en citerai deux : une découverte acquise, et une énigme qui reste à résoudre.
III. Recherches sur la littérature grecque d’époque impériale
La découverte acquise concerne la présence de Rome dans la littérature grecque des premiers siècles de notre ère. À cette époque, les Grecs, qui avaient été soumis par les armes, étaient intégrés dans l’Empire, et l’on constate leur acceptation du pouvoir romain, leur loyalisme et leur coopération. L’approche nouvelle qui s’est fait jour a consisté à nuancer ce constat et à reconnaître que les Grecs, tout en prenant acte de leur appartenance à l’Empire romain et en en tirant avantage, avaient à cœur de préserver et de proclamer l’identité culturelle dont ils étaient fiers.
Les couvertures présentées à l’écran sont un échantillon de l’abondante production scientifique existant, en diverses langues, sur ce sujet. Il s’agit d’une découverte qui a été collective, et progressive, s’étant étalée sur plusieurs décennies.
À côté des textes et des inscriptions qui se félicitent de la puissance de Rome, on s’est rendu compte qu’une partie de la littérature dit ou suggère autre chose. On y relève des pointes, des rappels appuyés de l’époque où les cités grecques étaient indépendantes, des marques d’antipathie à l’égard des vainqueurs, des critiques contre les manières de vivre et la civilisation romaines, par exemple contre le luxe de la capitale, contre les combats de gladiateurs ou contre le système de la clientèle. Les romans et les traités de rhétorique, de leur côté, choisissent le silence et font comme si Rome n’existait pas. D’autres textes encore suggèrent, de manière subtile, comme le rhéteur Ælius Aristide dans la phrase qui s’affiche à l’écran : « Tout ici n’est que force. »
L’auteur joue sur le nom de Rome : le nom propre Ῥώμη, en grec, est identique au nom commun ῥώμη, qui veut dire « force ». C’est un compliment élégant, mais qui refuse autant qu’il accorde, car Aristide laisse totalement de côté l’histoire et la culture romaines. Rome est la force, rien d’autre.
Au vrai, les textes littéraires de cette époque sont traversés par la question du rapport entre les élites grecques et l’autorité romaine et il fallait une nouvelle lecture des sources pour le comprendre. Si la recherche a pu emprunter une telle direction, c’est parce que les problèmes de rencontre des civilisations, d’identité culturelle et de post-colonialisme sont à l’honneur aujourd’hui. Or, le cas grec, loin de faire écho platement à l’air du temps, apporte un éclairage original. Les Grecs sous l’Empire peuvent être considérés, certes, comme des colonisés par rapport aux Romains colonisateurs. Mais c’étaient des colonisés imbus de leur supériorité ethnique, esclavagistes eux-mêmes, et des colonisés qui colonisèrent leurs colonisateurs du point de vue culturel. Les textes littéraires grecs laissent apercevoir un rapport entre colonisés et colonisateurs qui ne se réduit pas à une oppression envisagée de manière manichéenne et qui comporte une part d’échange et de négociation idéologique ; car l’identité culturelle de la communauté hellénique était un levier pour faire valoir des droits auprès du pouvoir romain. De telles conclusions nous aident à penser plus intelligemment, peut-être, les phénomènes de colonisation et de décolonisation.
L’exemple suivant, qui sera le dernier, concerne Dion de Pruse, dit Dion Chrysostome, philosophe grec du Ier–IIe siècle ap. J.-C., qui avait pour habitude de prononcer des conférences publiques, dans différentes cités, afin d’adresser des conseils et des admonestations à la collectivité.
Ici, notre prédicateur païen est à Tarse, grande ville d’Asie mineure, et il reproche aux Tarsiens d’être excessivement fiers de la richesse et du prestige de leur cité. C’est dur, mais jusque-là c’est clair. Toutefois, il y a autre chose. Dion incite les Tarsiens à se réformer sur un point, qui est particulièrement grave et déshonorant pour la cité tout entière : il faut cesser de ronfler.
Oui, de ronfler, ou de souffler, de renifler : tel est le sens du verbe grec utilisé (ῥέγκειν / ῥέγχειν). Face à ce grief aussi curieux que pittoresque, toutes sortes d’explications ont été proposées. Certains commentateurs ont pris le mot à la lettre et ont supposé que les gens de Tarse se singularisaient par quelque habitude nasale grossière et tenue pour particulièrement inconvenante à l’époque.
Mais est-ce que cela mérite un discours ? Il faut peut-être chercher un sens détourné, ce à quoi nous invite Dion lui-même, qui lance à l’auditoire : « De quoi s’agit- il ? Si je ne puis l’expliquer clairement, alors c’est à vous d’essayer de deviner. » Essayons.
On a pensé à un relâchement général des mœurs, à la critique d’une cité qui s’endort dans son opulence. Ou, différemment, à une cité en proie à la débauche, le ronflement renvoyant alors à des souffles rauques et à des comportements obscènes.
Ou bien, autre interprétation, s’agit-il de parler du nez, d’une prononciation fautive du grec, qui manifesterait, de la part des Tarsiens, la perte de la pureté hellénique, l’aristocratie locale étant sous l’influence de la composante indigène de la population ?
J’en passe, et des meilleures. Aucune explication proposée n’emporte l’adhésion, et il va falloir reprendre l’enquête sur nouveaux frais. Ce ne sera pas trop du Thesaurus linguae Graecae et de tous les autres moyens modernes pour espérer parvenir, ici encore, à une découverte.
Les textes littéraires grecs ont l’avenir devant eux. Ils constituent un patrimoine précieux pour notre société, un domaine ouvert à tous et une source d’inspiration qui doit continuer d’être proposée à chaque génération.
Je vous remercie de votre attention.