Coupoles Les époques de la langue japonaise : entre la guerre et la paix

Les époques de la langue japonaise : entre la guerre et la paix

par Jean-Noël ROBERT, membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres

On se condamne à n’avoir qu’une vision erronée de l’histoire en voulant ignorer que les grands changements politiques et sociaux s’accompagnent de bouleversements linguistiques ; ils s’y reflètent, s’y expliquent, peut-être même y naissent-ils, si l’on accorde quelque importance au rôle des idées. L’immense vague de la modernisation et de l’occidentalisation submergea la Chine comme le Japon, avec des rythmes différents mais superposables. Dès la fin du XIXe siècle pour le Japon, au premier quart du XXe siècle pour la Chine, une partie des élites intellectuelles en vint à considérer que l’adéquation entre la langue parlée et la langue écrite était une condition nécessaire de la modernité. Il s’en fallait certes de beaucoup que l’usage d’écrire des ouvrages littéraires modelés sur la langue parlée fût nouveau en Extrême-Orient. Déjà, lorsque les écritures bouddhiques furent traduites des langues de l’Inde, de nombreux éléments du chinois parlé se trouvèrent notés pour la première fois dans des textes chinois, et ce dès le IIIe siècle apr. J.-C. Cette tendance s’accentua avec l’essor des enseignements du Chan, ou Zen en japonais, entre les Xe et XIIIe siècles. De même, les grands romans des Ming et des Qing, tel le Rêve dans le Pavillon rouge, écrits dans un style qui paraît à présent proche du chinois classique mais qui reflète clairement la langue parlée de l’époque, s’étaient imposés comme des modèles littéraires longtemps avant l’occidentalisation. Au Japon aussi, le développement de ce que l’on pourrait appeler la littérature de masse à l’époque d’Edo, de 1600 à 1868, surtout à partir du XVIIIe siècle, s’accompagna de la vogue croissante de textes populaires rédigés en un style qui reflétait fidèlement la langue quotidienne, surtout dans les dialogues abondants qui en faisaient l’essentiel. Rassemblés sous le terme général de « livres drolatiques » (gesaku), ces ouvrages largement diffusés dans la population avaient contribué à donner au style parlé, sinon une respectabilité auprès des lettrés, au moins une reconnaissance en tant que moyen d’expression approprié des mœurs populaires. Mais ces textes, précisément parce qu’ils reflétaient bien le langage de leur époque, ne pouvaient devenir des modèles d’écriture au-delà de la génération qui les lisaient. Les Chinois comme les Japonais n’auraient jamais jugé qu’il fût nécessaire de renoncer à une dimension de la langue qui ne pouvait apparaître que comme le fondement de leur culture, un fondement si inébranlable que le remettre en question n’exigeait rien de moins que la révolution et la guerre.

Car l’état instable des langues en Chine et au Japon à la fin du XIXe siècle reflétait bel et bien une situation nouvelle, qui venait bouleverser une longue tradition langagière fort différente. Restons-en à l’exemple du Japon : Dès l’aube du Xe siècle, avec l’apparition de la première anthologie poétique impériale, notée intégralement en écriture japonaise, s’ouvre un millénaire entier, de 900 à 1900 environ, au cours duquel les Japonais utiliseront une langue écrite d’une grande stabilité. Bien qu’elle se sépare assez rapidement de la langue parlée (et il convient d’avoir à l’esprit que, si langue parlée il y a vraiment eu à une certaine époque, c’était celle extrêmement raffinée qui était en usage à la cour impériale), un système d’éducation qui touchait une part plus grande de la population qu’on ne pourrait le penser, surtout à l’époque d’Edo, et qui se comparerait très favorablement avec ce que nous avions en Europe, permit de la diffuser largement. En dehors des exemples de littérature populaire évoqués à l’instant, cette langue antique fut l’un des deux supports de la civilisation écrite du Japon, l’autre étant le chinois classique. Le japonais classique est donc la langue qui, après un règne d’un millénaire, ne fut détrônée définitivement qu’à l’issue de la seconde Guerre mondiale, lorsque ses derniers bastions, le droit et l’administration militaire, finirent par céder à la langue moderne (que l’on se gardera d’ailleurs de confondre entièrement avec la langue parlée). Si nous prenons en compte l’idée d’ « autonomie de lecture », c’est-à-dire l’espace littéraire auquel une personne sans formation autre qu’une bonne éducation puisse avoir accès, le lecteur japonais des environs de 1900 pouvait ainsi remonter beaucoup plus haut que son égal français ou anglais. C’était comme si un lecteur d’Anatole France avait pu aborder directement la Cantilène de Sainte Eulalie, et nous pouvons soutenir que cette langue classique japonaise était, juste après le chinois, la seconde grande langue littéraire d’Asie Orientale.

L’éducation japonaise n’était pas fondée sur l’enseignement de la grammaire, mais sur la lecture et la composition ; elle avait pour fondement la poésie classique, qui a toujours été considérée comme l’expression littéraire par excellence. Cela signifie que pour les Japonais, le sentiment d’un décalage entre la langue classique, vecteur de la littérature, et la langue parlée était fort peu ressenti. Le sentiment d’une continuité par-delà les siècles se retrouve clairement exprimée dans nombre de textes, comme les préfaces des anthologies impériales : la langue classique était perçue comme la langue du peuple. Les différences de niveaux s’expliquaient par la plus ou moins grande éducation, mais il n’était pas question de distinguer deux langues, bien qu’il y eût autant de différence entre le japonais classique et le japonais parlé à n’importe quelle époque qu’entre le latin médiéval et l’italien.

Mais la référence constante aux classiques qui caractérise ce millénaire, la permanence des modèles littéraires ont fait qu’un écrivain de la fin du XIXe siècle pût se considérer comme le disciple direct des grands auteurs d’autrefois. Un remarquable exemple en est la personnalité si émouvante de Higuchi Ichiyô, écrivain singulièrement ambigu par le style de ses romans, où se mêlent la langue classique dans les parties narratives et la langue parlée dans les dialogues (on trouvait sans doute cela bien longtemps auparavant, dès les romans d’Ihara Saikaku au XVIIe siècle, mais c’est ici un effort conscient). Tout au long de sa trop brève vie (elle est morte à 24 ans), elle a tenu un journal dont l’édition complète remplit huit volumes, bien qu’il soit plutôt lu à présent sous forme d’extraits. Ce texte peut être tenu pour l’un des derniers monuments de la langue classique japonaise, et sa lecture nous ramène immédiatement au monde littéraire qui fut le modèle de cet auteur éphémère, les grands journaux intimes de l’époque de Heian, ceux de Murasaki-shikibu, d’Izumi-shikibu, le Sarashina nikki, et bien d’autres encore. Certes, les différences stylistiques sautent aux yeux, on y trouve des préoccupations quotidiennes bien vulgaires aux yeux des dames du temps jadis ; les références à l’argent, qui reflètent fidèlement la vie malheureuse de l’auteur, les auraient fait s’évanouir, mais un lecteur – une lectrice – du Xe siècle aurait certainement compris l’essentiel du texte du XIXe siècle.

Nous avons affaire à un seul état de langue, une langue classique bien formée, solidement implantée, qui était susceptible d’être aussi employée oralement dans le discours soutenu. Si elle avait forcément pérennisé un vocabulaire qui était sorti de l’usage parlé, il faut aussi se rappeler que le vocabulaire japonais de base est d’une stabilité remarquable.

Cette grande stabilité linguistique rend d’autant plus visibles et intéressants les changements qui ont pourtant marqué la langue japonaise au cours de cette même période, et que je vais tenter d’esquisser. Alors que la langue écrite, donc, connaissait un millénaire de stabilité, c’est-à-dire de paix (les deux termes sont identiques en sino-japonais), il n’en allait pas de même bien évidemment, de l’histoire politique et sociale du Japon. Nous aurons au long de ces mille ans quatre grandes époques à distinguer, que j’appellerai ici, de façon un peu personnelle, l’époque ancienne, le moyen-âge, l’époque d’Edo, et la Restauration de Meiji. Ces quatre époques correspondent à des changements profonds marqués par les conflits internes, des guerres civiles, de longues périodes d’incertitudes politiques et d’insécurité sociale. De façon paradoxale, je situerai la fin de l’époque de Meiji à la défaite militaire du Japon en 1945, pour des raisons qui apparaîtront bientôt. Si ce dernier conflit a provoqué sur le sol japonais une désolation incommensurable avec tout ce que l’on y avait connu dans les ères précédentes, les dégâts matériels et psychologiques apportés par les guerres civiles qui ont rythmé l’histoire japonaise ne sauraient cependant être sous-estimés. Le Japon ne connut pas d’invasion étrangère pendant tous ces siècles ; c’est sans doute cette relative protection de l’extérieur qui explique que les changements apportés par les conflits n’aient pas provoqué des bouleversements correspondants dans l’histoire de la langue, dans la structure profonde du japonais. Et cependant, il est possible de mettre en parallèle l’histoire politique et la philologie, et d’apercevoir ainsi plus clairement les éléments qui ont mené à la situation linguistique du XXe siècle et de ce début du XXIe.

Nous ferons ici correspondre l’époque ancienne à l’époque de Heian, qui s’étend de 800 à 1200 environ. Elle n’est pas homogène du point de vue langagier, puisque le premier siècle en est marqué par l’essor de la littérature sino-japonaise, rédigée en chinois classique, mais lue en japonais, alors que l’âge d’or des lettres japonaises à proprement parler commence en l’an 905 avec la publication de la première anthologie poétique impériale, le « Recueil des poèmes de jadis et de naguère ». L’époque est ainsi désignée du nom de la ville qui fut alors la capitale du Japon et que nous nommons à présent Kyôto, mais dont la première appellation, à caractère propitiatoire, fut Heian-kyô, « la capitale de la Paix ». Nomen, omen, la paix régna de fait la plus grande partie de ces presque quatre cents ans – du moins dans la partie centrale du Japon, nous ne parlons pas des marches. Cette paix permit l’éclosion d’une culture littéraire et artistique qui resta dans les consciences comme l’âge d’or inégalé de la civilisation japonaise. Au cours des trois siècles, du Xe au XIIe, qui suivirent le « siècle chinois » que fut le IXe, nous voyons s’épanouir une littérature d’expression japonaise qui fixa la langue et les canons littéraires des siècles à venir. Elle fut scandée par la compilation des huit premières anthologies poétiques impériales, réunies par la postérité sous le nom collectif de « Recueils des huit générations ». Bien que la huitième, au titre symbolique de « Nouveau Recueil des poèmes de jadis et de naguère », appartienne en principe à l’époque suivante de Kamakura, nous pouvons la tenir pour le dernier flamboiement, la clôture littéraire de l’époque de Heian. Entre ces deux recueils sont apparus les modèles définitifs, et je voudrais ici répéter combien sont fallacieuses les tentatives d’attribuer à un effort moderne, imité de la culture européenne, la constitution d’une littérature japonaise classique à l’époque de Meiji. Certes, la notion d’histoire littéraire fut largement remodelée sur l’Europe, mais tous ceux qui s’intéressent à la culture japonaise peuvent remarquer que le chef d’œuvre de la littérature de Heian, le Roman de Genji, œuvre d’une dame de la cour que l’on ne connaît que par son surnom de Murasaki-shikibu, fut reconnu d’emblée comme tel et qu’il fut lu et commenté sans interruption jusqu’à l’époque moderne, où il fut inscrit dans un nouveau cadre intellectuel inspiré de l’Europe, mais qui ne servit qu’à le mettre davantage en valeur. Tous les personnages, comme le monde de la cour décrit dans les journaux intimes, se meuvent dans un univers pacifique, raffiné, confiné même aux yeux de certains. Ce sont quelques centaines de grands, de dignitaires, de dames et de suivantes qui appartiennent à quelques dizaines de grandes familles, des gentes, une classe dont le surnom décrit bien le caractère éthéré, extra-mondain : « ceux qui sont au-dessus des nuages ». La chose militaire ne les concerne pas, ou, tout au moins, il serait indécent de la décrire dans cette langue faite pour l’analyse des sentiments les plus subtils et délicats, l’amour, la jalousie aussi. Je considérerais volontiers que ce monde se termine avec un livre très court et d’une grande retenue dans son pessimisme, les Notes d’un ermitage. Daté de 1212, de Kamakura donc, vers l’époque où se compilait la huitième anthologie poétique mentionnée à l’instant, il appartient lui aussi à la fin de Heian. L’auteur, tourné vers la vie solitaire et la contemplation bouddhique au soir d’une vie faite d’échecs, énumère les malheurs dont il fut le témoin : il y a les typhons, les tremblements de terre et les raz de marée, les épidémies, mais il ne fait nulle mention de conflits ni de guerre. Tous les événements datés appartiennent à l’époque de Heian ; le lecteur n’y trouve presque rien pour rappeler les bouleversements politiques, les guerres et le changement de pouvoir qui venait d’avoir lieu, du vivant même de l’ermite.

Car la fin du XIIe siècle avait vu de grands changements : entre la bataille navale de Dan-no-ura de 1185 et le transfert du pouvoir à Kamakura, dans l’est du Japon, en 1192, de longues années de guerre et d’instabilité modifient considérablement le paysage culturel. Minamoto no Yoritomo, devint le premier Généralissime (Shôgun), détenteur du pouvoir effectif, tandis que la cour impériale, restée à Kyôto, voyait ses prérogatives politiques réduites. Surgit alors au premier plan un personnage qui était resté dans l’ombre pendant l’âge d’or de la littérature classique : le guerrier (bushi), que l’on connaîtra plus tard sous le nom plus répandu de « samouraï ». Celui-ci va bien évidemment marquer de son empreinte la culture de cette époque de Kamakura, qui s’achèvera avec la chute de la cité en 1333.

Si nous prenons le Roman de Genji comme le symbole de la culture de Heian, le monument qui représente au mieux l’époque de Kamakura qui la suit est bien sûr le Roman, ou la Geste, des Heike. Bien que la littérature japonaise, pas plus que la chinoise, n’ait d’épopée au sens strict qui puisse être comparée aux chants d’Homère ou de Virgile, cette Geste est sans doute ce qui s’en rapproche le plus. Certes rédigée en prose, mais avec des poèmes de facture classique et des passages rythmés très influencés par la syntaxe chinoise, elle fut cependant longtemps transmise sous forme chantée, ou psalmodiée, par des moines aveugles s’aidant d’un instrument à quatre cordes, le biwa. De nombreuses versions en circulèrent à partir du XIIIe siècle et une vulgate finit par émerger au XIVe. Ce long récit décrit la guerre dévastatrice de deux clans de Heian, les Taira et les Minamoto, qui finit par la victoire de ces derniers à la bataille de Dan-no-ura. Même pour un lecteur moderne, le texte en est à tout prendre plus facile à comprendre que le Roman de Genji, et bien qu’il décrive aussi des épisodes amoureux qui sont dans la tradition de l’époque précédente, la plus grande partie est évidemment consacrée à la description des combats et à la psychologie guerrière. Est-ce le changement de thème, le retour à la chose militaire qui explique le fossé stylistique entre le Heike et le Genji  ? La différence de style n’est pas à proprement parler une innovation, il procède en droite ligne de la méthode utilisée traditionnellement pour transposer en langue japonaise les textes rédigés en chinois, et il avait déjà fait son apparition sous forme écrite dans de grands textes consacrés à l’histoire japonaise, ce que l’on a appelé les récits historiques, dont l’un des monuments est le Grand Miroir. Si nous prenons l’exemple très simple du début des deux romans, qui sont désignés tous les deux du même terme de monogatari en japonais, le contraste apparaît immédiatement. Tout lecteur japonais qui les feuilletterait au hasard saurait aussitôt auquel des deux textes il a affaire. Dans les quelque huit lignes que compte le premier paragraphe du Genji en édition usuelle, seuls trois termes proviennent du lexique chinois, encore sont-ils d’un usage très japonisé. En revanche, si nous tentions de faire le même décompte dans les premières lignes du Heike, nous en trouverions au moins une vingtaine. Non seulement cela, mais la syntaxe de ces phrases du Heike se superpose si exactement aux tournures chinoises qu’il ne serait pas difficile de retranscrire ce passage célèbre entre tous au Japon en langue chinoise classique. Ainsi, rien dans la grammaire n’est très éloigné du Genji, alors que tout l’en sépare. Pour un Japonais moderne, c’est bien le Heike, tout rempli de vocabulaire chinois qu’il est, qui se trouve de loin le plus facile à lire, tant la syntaxe raffinée et complexe du Genji exige d’attention soutenue et dépasse les capacités du lecteur moyen.

Nous voyons ainsi que la période de guerre civile de la fin du XIIe siècle marque un changement dans le style narratif japonais. Le nouveau style est perçu comme plus propre à la description des choses guerrières, plus viril peut-être. Mais il est aussi parallèle au style utilisé pour traiter de la doctrine bouddhique, qui mélange pareillement la grammaire classique et le vocabulaire d’origine chinoise. En transposant définitivement dans le domaine narratif ce qui relevait auparavant soit de la religion, soit de l’historiographie, cette nouvelle littérature guerrière donne à la langue japonaise le style qui lui permettra d’aborder l’époque moderne et les bouleversements de la modernisation.

Fait remarquable, à la veille de l’époque d’Edo, en 1592, la Geste des Heike fait partie des quelques dizaines d’ouvrages de langue japonaise que les missionnaires jésuites installés au Japon imprimèrent en translittération latine ; c’est l’un des seuls proprement littéraires, sans doute pour présenter aux prêtres la vision religieuse japonaise dont le roman est imprégné et pour servir de manuel de lecture. L’année suivante, toujours en caractères latins, et en langue parlée cette fois, fut publié un recueil de fables d’Esope, sans doute le premier pas de la littérature grecque au Japon. Quelques années plus tard, le même livre fut remis en écriture japonaise et largement diffusé pendant toute l’époque d’Edo. Ces éditions retournaient toutes au style écrit, puisqu’il était encore peu fréquent d’imprimer des œuvres en langue vulgaire, mais les nouvelles versions gardèrent de nombreuses traces de la langue parlée originale. Est-ce trop hardi que d’estimer que cette innovation ait pu inspirer le grand romancier du XVIIe siècle Ihara Saikaku, dont les récits décrivent aussi bien les quartiers des plaisirs que les milieux commerçants ou les amours pédérastiques des guerriers ?

On sait que la courte période où cours de laquelle le christianisme a pu se propager au Japon s’est terminée dans le sang. Le point culminant en fut la bataille de Shimabara en 1638, qui détruisit le dernier lieu de résistance chrétienne, mais de nombreuses traces de la religion étrangère subsistèrent, plus ou moins cachées, et, entre autres, l’impact que l’activité linguistique des missionnaires eut sur le japonais est loin d’être encore pleinement mesuré. Il suffira de rappeler qu’un grand nombre de termes qui apparaissent chez Saikaku par exemple ne sont explicables que grâce au grand dictionnaire japonais-portugais élaboré par les Jésuites en 1604.

Si nous passons deux siècles, pour arriver à l’époque de l’ouverture du Japon à l’Occident, à partir de 1858, et surtout avec la restauration impériale de Meiji en 1868, la question de la langue devient lancinante. Nous en avons un aperçu très significatif dans un texte relativement peu connu, de la main d’un illustre japonisant de l’époque, Basil Hall Chamberlain. Il s’agit d’un court article daté de 1880 et intitulé « Quelques suggestions pour une traduction japonaise des Psaumes ». Comme beaucoup d’orientalistes anglo-saxons, Chamberlain considère que la traduction de la Bible dans les langues de l’Asie fait partie de sa vocation scientifique, et il s’interroge ici sur le style qui convient d’être employé pour un tel projet. Pas question pour lui d’utiliser la langue parlée, mais il distingue ce qu’il appelle deux langues dans le style écrit : la langue « puriste » relevant de la tradition du Genji, remontant même à des œuvres poétiques plus anciennes, et la langue « moderne », où le vocabulaire sino-japonais est utilisé dans la tradition imposée par le Heike et diffusée tout au long de l’époque d’Edo. Il illustre ses idées de façon remarquable en proposant à son lecteur une série de psaumes traduits dans les deux styles. Le plus frappant dans cet article est que Chamberlain semble considérer ce japonais moderne, mixte, comme une langue autre, non-japonaise, presque artificielle, susceptible d’être travaillée et façonnée par les grammairiens et les écrivains, au contraire de la langue antique, « naturelle ».

L’ouverture du Japon au monde, au milieu du XIXe siècle, n’avait pas été pacifique ; elle s’était effectuée sous la menace des canonnières américaines. La dernière grande étape, plus radicale encore, est évidemment marquée par une guerre, la dernière pour l’instant, celle qui vit la défaite totale du Japon en 1945. Avec les réformes linguistiques mises en œuvre sous les autorités d’occupation, la question de la langue semble réglée. Le Japon littéraire se coupe définitivement de sa tradition millénaire, et la dernière génération à avoir été éduquée entièrement dans la culture ancienne disparaît peu à peu.

Et pourtant, nous voyons avec quelque surprise l’un des plus grands romancier de cette époque, le premier écrivain japonais à avoir reçu le prix Nobel de littérature, Kawabata Yasunari, publier autour de 1950 un petit Traité du style dans lequel il remet profondément en question la valeur du style « mixte », celui qui remonte à la Geste des Heike et qui, adapté de la langue classique à la langue moderne, est désormais la norme. Il remarque que ce style fut de tout temps lié au pouvoir et il exprime à mots couverts une véritable nostalgie du style de la lignée du Genji, allant même jusqu’à proférer : « On pourrait dire qu’il nous faut une nouvelle langue classique. » En cette simple phrase, tout le dilemme actuel est posé.

La dernière guerre a donc donné le jour à la dernière époque de la langue japonaise, celle qui est devenue l’horizon, indépassable à moins d’une étude particulière, des générations actuelles. La langue et le style poursuivent leur évolution, de plus en plus marquée par l’apport du vocabulaire anglais, la simplification des niveaux de langue, la diminution des caractères chinois, mais aussi un profond renouvellement de l’expression littéraire, comme le montre le succès mondial de plusieurs nouveaux écrivains. Faudra-t-il attendre une autre guerre pour assister à la prochaine étape de l’histoire de la langue japonaise ? Que Mercure, le dieu des philologues, et Benzai-ten, la déesse de l’éloquence, nous en préservent.