L’accord profond qui lie étroitement les images et les mots au cœur de la vie de l’esprit ne se manifeste jamais avec autant de netteté qu’en présence de l’œuvre d’art.
Une définition a minima de l’histoire de l’art dirait qu’elle est faite de récits fondés sur la traduction d’images en mots. Ce passage du visible au lisible s’opère selon des modalités changeantes au fil des temps, ayant toujours en commun de tendre vers une construction langagière qui assigne des concepts aux thèmes, aux formes et aux couleurs.
Avant d’évoquer la personnalité d’André Chastel que nous célébrons aujourd’hui, et qui a accordé une grande attention à l’écriture de l’histoire de l’art, je voudrais rappeler les formes diverses qu’adopte le langage pour parler de ces artefacts que nous appelons des œuvres d’art. Lorsqu’on remonte à l’une des sources de l’histoire de l’art, on rencontre les savants qui ont œuvré pour la connaissance du passé et que l’on appelle « antiquaires ». En Angleterre d’abord, puis en Italie et en France, ils ont exploré l’histoire lointaine de leur pays en collectant puis en examinant attentivement les vestiges matériels, depuis le tesson en apparence le plus insignifiant, jusqu’aux ruines monumentales.
L’une des figures les plus exemplaires de cette sorte de savant fut le comte de Caylus. Il avait à ce point la conviction qu’il fallait appliquer à ces objets une acuité comparable à celle que les savants naturalistes mettaient alors à l’étude des plantes ou des minéraux, qu’il a su élever au rang d’une véritable ascèse la pratique de la description : « … je me renferme uniquement dans les descriptions, écrivait-il. Elles sont moins brillantes que les systèmes ; mais elles servent au moins à fixer l’attention de celui qui veut étudier, et à lui donner les moyens d’employer la comparaison des détails, et d’aller plus loin que celui qui les présente… »
En décrivant avec minutie chaque parcelle du passé, Caylus dressait une sorte de procès-verbal pour le livrer à ceux qui viendraient à étudier les mêmes objets après lui. Il dépouillait sa prose de tout adjuvant littéraire, fidèle à ces préceptes que Buffon avait fortement établis : « Le style même de la description doit être simple, net et mesuré […] le seul ornement qu’on puisse lui donner, c’est de la noblesse dans l’expression, du choix et de la propriété dans les termes. » Le comte de Caylus est le représentant d’une discipline qui transforme un amas de fragments disparates en un monde ordonné par la raison. Il pratique une archéologie, certes pas celle du terrain, mais celle du cabinet d’étude. Laissant à d’autres la synthèse, il s’adonne avec passion à l’analyse.
Au même moment, Winckelmann adopte une attitude opposée. Ces œuvres d’art que l’on venait vénérer à Rome en tant que témoignages du passé antique, il va les examiner avec un regard prévenu en quelque sorte par une doctrine par un système , puisqu’à ses yeux elles illustrent la noble simplicité et la grandeur paisible des Grecs. S’il peut être célébré comme le premier historien de l’art Giorgio Vasari a été le premier biographe des artistes – c’est que ses descriptions s’attachent à relever dans le Torse du Belvédère, le groupe des Niobé ou dans le Laocoon, les signes expressifs d’autant de styles et à les inscrire dans une séquence narrative continue, c’est-à-dire dans une histoire. Une histoire en trois temps, rythmée comme une action dramatique : le temps de la genèse d’un style, celui de son acmé, puis de sa décadence. Pour y parvenir, il a fait de son Histoire de l’art chez les anciens, un véritable monument littéraire. Si Caylus pratiquait l’analyse exigeante mais souvent laborieuse, Winckelmann formulait la synthèse dans une langue admirable.
Cependant, l’histoire de l’art naissante bénéficiait encore, pour le 18e siècle, de deux autres traditions, celle des conférences de l’Académie des beaux-arts et celle de la critique d’art naissante. Si les conférences se tenaient devant les œuvres elles-mêmes, le compte-rendu critique était la plupart du temps destiné à un lecteur en l’absence des œuvres. Ces deux formes de discours sur l’art n’avaient rien de commun, sinon de contribuer à la formation d’un langage spécifique, plus technique d’un côté, plus conceptuel de l’autre.
En réalité ces deux productions discursives correspondent à deux perspectives selon lesquelles tout artefact peut être envisagé. L’une voit dans chaque œuvre, le résultat d’une pratique manuelle, d’un affrontement entre une main et une matière qui lui résiste. Elle envisage d’abord le métier, la plus ou moins grande maîtrise, et elle introduit dans l’ordre du langage des notions comme celle de « chef-d’œuvre ».
L’autre perspective est issue d’un changement de statut, peinture et architecture accédant à un autre rang, devenant à la Renaissance manifestations de l’ingenium au même titre que les sciences elles-mêmes : la main est guidée cette fois par l’idea et l’art est admis au domaine supérieur de la rhétorique – ainsi le terme de « style » se verra-t-il transposé de l’art oratoire à celui des arts visuels.
Progressivement, le chef-d’œuvre cesse de désigner une épreuve professionnelle pour qualifier l’œuvre d’un créateur génial. Nous pourrions examiner longuement ces concepts et bien d’autres. Ils ont une histoire qui rend compte des changements lents qui affectent le discours sur l’art.
Après Vasari, l’art n’a pas encore une histoire différente de celle des artistes. Une histoire de l’art devra prendre en compte des facteurs extérieurs à leurs seules biographies, ou plutôt inscrire celles-ci, de même que l’objet, dans une trame interprétative plus large. Chaque objet devra être examiné en fonction de l’époque qui l’a vu naître, de l’espace géographique dans lequel il s’inscrit, dans ses rapports avec une histoire politique, sociale et culturelle. Semblable construction prendra du temps et ce n’est qu’à l’entrée du 19e siècle que ses bases les plus solides seront jetées en même temps que l’historien de l’art deviendra conscient de la relativité de sa propre position historique et de la part que prend sa subjectivité dans l’appréhension des œuvres du passé.
Mais l’historien de l’art n’est pas exclusivement historien. Son objectif est plus ambitieux : la localisation de l’objet en tant que fragment d’un temps donné n’est possible qu’à la suite de son interprétation. Celle-ci est fondée sur les questions qu’il pose à cet objet et qui s’avèrent d’autant plus urgentes que l’historien y reconnaît une part de lui-même. L’histoire de l’art se fonde d’abord sur une herméneutique.
On a pu comparer la tâche de l’historien à celle de l’historien d’art : les faits collectés par le premier seraient l’équivalent des objets dont s’occupe le second. Les faits, à la différence des objets, ne sont accessibles que grâce à la médiation de témoignages, écrits ou oraux. L’œuvre d’art, elle, est là devant nous, arrachée au passé. Mais elle est entourée du secret de sa naissance au sein de l’atelier. Que ce soit l’atelier où s’organisait jadis une petite communauté placée sous l’autorité d’un maître, que ce soit l’atelier quasi monacal de l’artiste isolé, il reste ce lieu inaccessible et ce temps hors de notre portée où pensée figurative et objectivation se sont mutuellement fécondées. A l’historien de l’art il appartient de s’approcher au plus près de ce moment et de ce lieu par la seule voie qui peut l’y mener, à savoir l’œuvre elle-même.
Afin d’honorer aujourd’hui la personnalité d’André Chastel, j’ai choisi de parler non pas de l’homme engagé dans l’action publique, un aspect qu’aborde amplement le colloque qui se tient en son honneur en ce moment même au Collège de France. De celui qui fut un grand professeur, d’abord comme directeur d’études à l’Ecole pratique, puis à la Sorbonne, et enfin au Collège de France, de celui qui, avec quelques-uns, redonna en France une énergie toute nouvelle aux études d’histoire de l’art, auteur de tant d’ouvrages destinés tantôt aux spécialistes tantôt à un plus large public, et dont l’Académie des inscriptions et belles-lettres où il fut élu en 1975 célèbre aujourd’hui le centième anniversaire de sa naissance, j’aimerais ici évoquer seulement quelques années de sa vie, plus justement ces « années d’apprentissage » où s’est forgée sa conviction de se consacrer à l’étude des œuvres d’art.
Je voudrais chercher à cerner ce moment inaugural où s’est imposée l’évidence de ce qu’on pourrait nommer une vocation, mais qui est, moins emphatiquement, celui de la rencontre entre un esprit encore indécis et quelque chose d’ « étonnant » (Chastel) qui va définitivement le fixer.
Au cours de sa Leçon terminale du Collège de France, en 1984, il fit cet aveu : « …c’est seulement vers la dix-huitième année que plus ou moins en liaison avec une grande rétrospective de Delacroix au Louvre, l’idée d’un discours littéraire qui m’avait toujours séduit s’infléchit vers le projet, la recherche d’un discours sur l’art. » Face au plus littéraire des peintres du 19e siècle, s’est opéré, dans l’esprit du jeune Chastel, ce passage entre la littérature et l’art, un passage si fréquent dans notre pays et qui explique combien la critique d’art pratiquée par de grands écrivains de Diderot à Huysmans, a joué un rôle en France dans la pensée sur l’art.
Ce « discours sur l’art » va prendre forme peu à peu à partir de plusieurs ingrédients. André Chastel a évoqué rétrospectivement sa bibliothèque imaginaire que dominaient Proust, Valéry, Flaubert et Hofmannsthal, à côté de livres sur Nietzsche, de la Vie des Formes de Focillon et de l’étude de la gravure Melencolia I de Dürer par Erwin Panofsky et Fritz Saxl. Dans ce dernier livre paru en 1923, qui fut pour lui une révélation, lu, déchiffré plutôt, à l’aide d’une maîtrise encore balbutiante de la langue allemande dans la bibliothèque de l’Ecole normale en 1933-34, il trouve le double « gain », précise-t-il, d’une « rigueur herméneutique » qui s’accorde avec « l’exaltation de l’imagination ».
Chastel a suivi l’enseignement et subi le magnétisme de Focillon, admirable professeur, mais peut-être sera-t-il plus tard encore davantage marqué par la lecture de La Vie des Formes. La question du temps historique (que Focillon qualifiait « plutôt comme un empilage de couches géologiques dont certaines failles brusques, certains ‘canyons’ font apparaître d’un seul coup aux yeux du voyageur la simultanéité dans la durée… ») et la façon dont les œuvres d’art le rythment, l’importance de la position historique occupée par l’historien, et donc de l’art contemporain dans l’orientation du regard vers le passé, toutes ces préoccupations ont sans doute leur source dans cet enseignement. C’est à propos de Focillon qu’il comprend que toute interprétation doit s’accompagner d’« un style approprié », ce que confirment à ses yeux après 1945 les travaux de Roberto Longhi qui enseigne un « va-et-vient constant de l’ensemble au détail. » L’ekphrasis de Longhi, écrit Chastel, « a été moins une analyse qu’une distillation verbale de l’invention visuelle et de la qualité picturale directement affrontées », ou encore : « la description est d’abord […] une extraction, et souvent une dramatisation, des éléments formels dominants. » C’est chez Roberto Longhi que le jeune Chastel a le mieux observé cette sorte de traque à laquelle la pensée se livre afin de donner un nom à chaque configuration, à chaque motif formel d’un tableau et d’y ancrer son interprétation. André Chastel a ressenti impérativement une autre nécessité : la contemplation des formes plastiques nous incline vers une attention trop exclusive au langage, c’est du moins une leçon qu’il semble avoir très tôt tiré du modèle de Focillon. Il fallait, pour la pleine satisfaction de l’esprit, s’attacher au contenu et donc à dégager de la gangue d’apports ultérieurs un noyau de signification première que le motif central de l’œuvre d’art recèle. N’était-ce pas la leçon célèbre du « Nous autres philologues… » de Nietzsche, lue entre la 20e et la 25e année, Chastel trouvant quelque chose « d’exaltant dans l’application de l’esprit au détail » ? Nous voilà donc revenus au « détail » qui semble bien jeter une passerelle entre l’attrait pour la forme et l’impérieuse nécessité d’en saisir le sens.
L’indécision devant plusieurs voies menant à ce « discours sur l’art » est décelable chez le jeune Chastel lorsqu’il est encore l’élève d’Henri Focillon. Dans l’année 1934-35, il prépare sous sa direction un diplôme d’études supérieures sur La tentation de saint Antoine ou le songe du mélancolique. Ainsi cherche-t-il à lier deux passions, l’œuvre éponyme de Flaubert et l’érudition de l’école de Warburg dont il s’est pénétré par la lecture de l’ouvrage de Fritz Saxl et Erwin Panofsky consacré à la Mélancolie I de Dürer. L’article qu’il en a tiré un an plus tard montre combien ce thème de la mélancolie comme tempérament saturnien, comme expression du génie créateur, va le marquer. C’est le byzantinologue Hugo Buchthal, qui fréquentait les cours de Focillon, qui aurait fait connaître l’Institut Warburg de Londres à Chastel où celui-ci s’est rendu vraisemblablement pour la première fois en juillet 1934. Dans l’ouvrage sur la gravure de Dürer, Saxl et Panofsky poursuivaient en réalité des travaux entrepris par Karl Giehlow sur la gravure de Dürer et ses relations avec le cercle humaniste autour de Maximilien Ier. Le livre se veut une étude à la fois iconographique et typologique, c’est-à-dire que la transmission du contenu et celle de la forme sont traitées d’une manière indissociable. Une place majeure est faite aux textes qui fondent la théorie de la mélancolie saturnienne depuis Aristote jusqu’à Henri de Gand, Dante et Marsile Ficin, en passant par Abû Ma’sar et Ibn Esra. Avec le concours de ces textes, les auteurs déchiffrent le contenu symbolique de la célèbre gravure. Ce qui frappe à la lecture de ce livre tant admiré, c’est l’exact partage, au nombre de pages près, entre la substance érudite elle-même et la somme documentaire formée par l’apparat de textes. Chastel a vu là un second modèle, plus obsédant sans doute que celui de Focillon, et qu’il a cherché à reproduire, non sans succès, dans sa remarquable étude sur La Reine de Saba, publiée grâce à Georges Dumézil en 1939. C’est le texte de Chastel le plus proche de l’ « école de Warburg », plus exactement des travaux contemporains de Panofsky, car sa connaissance de l’œuvre d’Aby Warburg lui-même reste indirecte. André Chastel a manifesté très tôt son intérêt pour la Renaissance italienne. Il dira plus tard qu’« il y avait un conflit entre une curiosité qui attirait vers Botticelli, Léonard, Piero di Cosimo ou Brunelleschi, Bramante, et les impératifs radicaux du présent. » Cependant, pour un contemporain du Surréalisme, l’attrait pour Léonard et surtout pour Piero di Cosimo n’avait rien de surprenant. Tout comme le goût pour la magie et les sciences occultes. En outre, Chastel avait lu, de Stendhal à Renaudet, tout ce que ce vaste continent de la culture européenne avait suscité. Il avait médité tout particulièrement le maître-livre de Jacob Burckhardt, La civilisation de la Renaissance en Italie. Le savant bâlois met l’accent sur la force d’anticipation de ce moment historique où se seraient forgés l’homme et l’Etat modernes. Une Renaissance qui ne serait pas un retour au passé, fût-il aussi prestigieux et fécond que l’Antiquité gréco-romaine, mais un élan vers le progrès humain. La thèse de Burckhardt avait déjà subi de puissants correctifs, qui allaient dans le même sens : que ce fût Pierre Duhem pour les sciences, ou Augustin Renaudet pour la pensée, la soi-disant coupure entre le Moyen Âge et la Renaissance était bel et bien dénoncée comme un mythe. Mythe imputable aux Humanistes eux-mêmes qui ont voulu, à la tribune de l’Histoire, proclamer leur radicale nouveauté.
Chastel est très tôt convaincu que l’esthétisation de la Renaissance entreprise par Burckhardt n’a été possible qu’en niant tout ce que cette Renaissance doit au Moyen Âge. Pour renouer les fils qui rattachent celle-là à celui-ci, il s’empare d’une figure éminente dont le grand historien italien Eugenio Garin avait déjà gravé le portrait : Marsile Ficin. Le philosophe, traducteur de Platon et de Plotin, qui règne en maître sur le cercle de Careggi à Florence entre 1470 et 80, et dont l’éclat intellectuel doit rejaillir sur les Médicis, apparaît à Chastel comme un passeur idéal. C’est sur les ruines de la scolastique médiévale que le platonisme de Ficin élabore une philosophie nouvelle, scellant l’accord entre foi chrétienne et pensée antique, une aspiration humaniste par excellence.
Deux aspects séduisent Chastel : le fait que le platonisme de la Renaissance se présente comme – je le cite – une « sorte de mythe de la grandeur humaine dont le dynamisme permet de relier entre elles les manifestations majeures de l’époque » qui lui permettra de prétendre à une sorte d’histoire totale ; et puis la conviction que dans la pensée de Marsile Ficin, on peut saisir une esthétique qui rendrait intelligible maints aspects de la création artistique à Florence. C’est pourquoi le néo-platonisme sera au cœur de sa thèse principale soutenue en 1950 et intitulée : Art et Humanisme à Florence au temps de Laurent le Magnifique. Etudes sur la Renaissance et l’Humanisme platonicien. Dans l’esprit de Chastel, pour Marsile Ficin l’homme serait par excellence l’artiste. Sans doute est-ce un point sur lequel il s’est trompé : lorsque Ficin parle de « vision », de « contemplation » ou simplement de l’ « œil », c’est dans un sens mystique qu’il convient d’entendre ces termes et non comme une expérience des sens.
Cependant, ce livre publié en 1954 qu’il a intitulé Marsile Ficin et l’art, et qui est sa thèse complémentaire, représente à ses yeux ce dont le jeune historien de l’art a rêvé : mettre en accord la pensée géniale d’un philosophe et les fondements théoriques des peintres. En tout cas, il voyait dans le néo-platonisme un credo artistique qu’illustrent trois grands principes incarnés par les figures mythiques d’Eros, d’Hermès et de Saturne – respectivement le furor divinus de l’inspiration, la nécessité du vêtement allégorique, la solitude du génie. Mais ces trois principes se trouvent réunis en un seul dans la figure d’Orphée, dont le succès chez Ficin attesterait, selon Chastel, de la place nouvelle impartie à l’artiste-poète dans le champ culturel. D’une certaine façon, l’enseignement et l’œuvre d’Henri Focillon entre les deux guerres ont marqué de leur empreinte l’historiographie de l’art en France. Mais l’étude morphologique à laquelle il restreignait son enquête sur l’art médiéval, a aussi rendu plus criante une lacune, du moins pour un petit groupe de ses élèves : celle d’un lien plus serré entre ce formalisme et les études iconographiques entreprises par Emile Mâle quelques décennies plus tôt. A côté de Jean Seznec et de Jean Adhémar, André Chastel appartient à ce groupe de « focillonniens » avides de dépasser l’horizon des motifs formels pour s’emparer des affinités qu’ils entretiennent avec les concepts. A l’ « écriture-artiste » que pratiquait Focillon, Chastel veut substituer une langue dépouillée des métaphores trop abondantes et de sa rythmique oratoire. Mais il n’en conservera pas moins une grande exigence vis-à-vis de l’écriture.
L’intérêt qu’il manifeste depuis sa jeunesse pour la littérature ne l’a jamais quitté. En réalité, ce qui l’a hanté et l’a détourné aussi bien de Heinrich Wölfflin, dont il songeait pendant la guerre à traduire le Dürer, que de Focillon en dépit d’une piété filiale, c’est de parvenir à accéder, par l’écriture, à ces autres textes qui seraient comme un préalable nécessaire à toute grande œuvre d’art. C’est pourquoi Erwin Panofsky a reconnu en lui un iconologue de sa propre obédience. En 1955, dans une lettre adressée au neveu d’Aby Warburg, Panofsky fait le bilan de l’apport immense de ce savant à l’histoire de l’art : en évoquant la situation de la recherche française, il dira que des hommes « comme le professeur André Chastel et Jean Seznec ont œuvré comme ‘apôtres ‘ de la méthode warburguienne. »
Si Winckelmann a pu dire à propos d’une sculpture antique, que « l’artiste a commencé là où les poètes se sont arrêtés », autrement dit que l’ineffable doit laisser la place à l’image, l’histoire de l’art telle que la voulait André Chastel doit reprendre le travail de l’écrit là où l’artiste s’est arrêté pour embrasser le vaste champ de l’interprétation et de l’histoire où se croisent les sciences humaines. C’est une conception ouverte de la discipline dont nous pouvons encore aujourd’hui tirer le plus grand profit.