Coupoles Michel VALLOGGIA : « Une erreur d’interprétation historique : Le site d’Abou Rawash en Égypte »
Autrement dit : « comment ce qui n’est au départ qu’une simple hypothèse peut devenir en quelques années une certitude, puis, en quelques décennies, une évidence ? »
Aujourd’hui, je souhaiterais évoquer une recherche qui souligne une tendance réductrice : celle de ramener une image à des modèles qui nous sont contemporains. Cette tendance peut entraîner des faux-pas dans l’interprétation de constats avérés.
La problématique est ancienne, dans l’Antiquité, la place de l’interprétation s’est déjà posée : ainsi Thucydide, au 5e siècle av. J.-C., s’est-il éloigné de l’interprétation d’Hérodote à propos de la Guerre du Péloponnèse…
D’après Jacqueline De Romilly et Denis Roussel qui ont présenté Hérodote et Thucydide dans l’édition des Historiens grecs, dans la Bibliothèque de la Pléiade, Hérodote aimait les histoires, concentrées sur les mythes et sur un passé entrecoupé d’anecdotes ; en revanche Thucydide a réfléchi sur l’histoire : pour lui, celle-ci devait répondre à une recherche de vérité.
Cette quête de vérité demeure, bien entendu, aujourd’hui encore, au cœur de toute recherche historique.
J’aimerais illustrer ce propos par une tentative personnelle et vous proposer une incursion dans le 3e millénaire av. J.-C., pour évoquer la royauté du successeur du pharaon Chéops, nommé Rêdjedef, à comprendre littéralement « Rê est endurant » (on lisait autrefois son nom Didoufri). (DIA 3)
C’est lui qui acheva les travaux de la Grande Pyramide et y enterra son père.
Cette royauté de Rêdjedef se situe au 25e siècle av. J.-C., dans l’Ancien Empire égyptien, sous la IVe dynastie, et a précédé le règne de son frère Chephren.
Rêdjedef se fit édifier durant son règne un complexe funéraire, situé à env. 8 km au Nord-Ouest de Gîza, sur un éperon rocheux, au voisinage du village moderne d’Abou Rawash. (DIA 4).
Accessible par une chaussée montante d’env. 1,5 km, cette pyramide, aménagée sur une colline, fut nommée, à l’époque, « le firmament de Rêdjedef », en raison de sa situation élevée qui dominait d’une vingtaine de mètres la pyramide de son père Chéops. (DIA 5).
En raison de son accessibilité, le monument de Rêdjedef fut découvert très dégradé, ayant été utilisé comme carrière, depuis l’Antiquité jusqu’à l’époque de Méhémet Aly, au 19e siècle.
Ce site fit l’objet de premières fouilles en 1900 et 1902, conduites par Émile Chassinat, alors directeur l’Institut français d’Archéologie orientale au Caire. (DIA 6)
L’objectif de ces campagnes visait le déblaiement partiel de la face orientale de la pyramide, étant elle-même complètement éventrée. C’était, en effet, l’espace cultuel de ce complexe qui pouvait livrer des monuments intéressants.
Le 11 octobre 1901, lors d’une séance de notre Compagnie, Émile Chassinat faisait état des premiers résultats de ses travaux ; il rapportait, Je le cite : « De la chapelle (= le temple funéraire), il ne reste plus rien. Tout a été détruit avec un acharnement sans égal, dont on retrouve partout les traces ». Et, plus loin, É. Chassinat indiquait que quelques jours après l’ouverture de la première tranchée, il avait retiré des déblais de très nombreux éclats de statues en grès rouge, dont certains ont livré le nom de Didoufri. (DIA 7).
Ultérieurement, dans un article de synthèse publié en 1922, dans le volume 25 des Monuments et Mémoires de la Fondation Piot, É. Chassinat est revenu sur l’importance quantitative de ces fragments statuaires notant, je le cite : « ces débris étaient en si grande quantité qu’on put en extraire, en une seule journée, un plein wagon Decauville de la contenance d’1/2 m3… On a peine à imaginer avec quel acharnement sauvage l’œuvre destructrice fut accomplie. Les statues, dont certaines atteignaient la taille humaine ont été littéralement réduites en miettes » (fin de citation).
Dans sa conclusion, Chassinat insistait sur cette destruction méthodique des statues du roi ; pour lui, le motif était politique. Je le cite : « Les effigies de Didoufri furent, cela n’est pas douteux, brisées par ordre et sa mémoire fut abolie par raison d’État ».
Cette hypothèse s’est encore trouvée renforcée par l’inscription d’une stèle, provenant du cimetière de Gîza, mentionnant la reine Merititès, qualifiée de « favorite du roi Snefrou, puis de favorite du roi Chéops et enfin de pensionnée du roi Chephren ».
L’omission du nom de Rêdjedef aurait, selon les historiens de l’époque, marqué une rupture dans l’ordre de succession entre Chéops et Chephren.
Dès lors, Chassinat supposa que Rêdjedef avait été considéré comme un usurpateur par Chephren qui, par représailles, aurait fait détruire ses effigies et démolir sa pyramide pour effacer son règne de l’histoire !
Pour étayer cette hypothèse, Chassinat ajouta l’argument suivant, je le cite : « Alors que toutes les autres nécropoles royales groupent autour de la sépulture du souverain des tombes de ses parents et de ses familiers, celle d’Abou Roasch ne reçut qu’un seul hôte et resta inachevée » (fin de citation).
En 1942, l’archéologue américain George Reisner, qui avait fouillé le cimetière des contemporains de Chéops à Gîza, alla plus loin en suggérant de considérer Rêdjedef comme l’assassin de son frère aîné, le prince Kaouâb, pour régner à sa place, avant de disparaître tragiquement.
Dès lors, la conjecture d’une damnatio memoriae et l’abandon du complexe funéraire d’Abou Rawash fit son chemin parmi les historiens de l’Égypte ancienne et nous en trouvons encore des traces dans la Nouvelle Clio. L’histoire et ses problèmes, dans le premier volume consacré à L’Égypte et la vallée du Nil, publié en 1992.
A la qualification d’ »usurpateur », on opposera cependant la réalité des sources égyptiennes qui affirment, à toutes les époques, que le roi est dieu, il est son incarnation et son image, notamment par le dogme de la théogamie (c’est-à-dire, l’union du démiurge avec la Grande Épouse Royale).
De surcroît, il est utile de rappeler que Rêdjedef fut le premier pharaon à incorporer dans sa titulature l’épithète de » fils de Rê ». A ce titre, le pharaon était bien considéré comme le fils du démiurge solaire.
En résumé, l’idée d’un roi félon ne me paraît pas soutenue par les sources antiques, plusieurs arguments militent dans cette direction :
C’est tout d’abord l’existence de noms propres basilophores, c’est-à-dire, de noms de personnes incluant le nom de Rêdjedef, tels que Ma-vie-est-dans-la-main-du-roi-Rêdjedef, nom masculin ou La compagne-du-roi-Rêdjedef, pour un nom féminin. Ces exemples, postérieurs au règne de Rêdjedef, datent de la VIe dynastie.
On peut y ajouter la documentation annalistique du Moyen et du Nouvel Empire qui enregistrent régulièrement la royauté de ce souverain entre les règnes de Chéops et de Chephren. (DIA 8.)
Nous possédons également des témoignages de l’existence d’un culte funéraire célébré pour Rêdjedef, attesté jusqu’à la fin de l’Ancien Empire, avec une résurgence à Basse époque, durant les 26e et 27e dynasties.
Donc, sous l’Ancien Empire, il ne semble pas que Rêdjedef ait été considéré comme un roi usurpateur, ni plus tard. D’ailleurs, il existe actuellement un consensus sur la désignation d’ »usurpateur ». Celle-ci remonterait à l’époque hellénistique, période durant laquelle Manéthon, un prêtre égyptien, rédigea des Aegyptiaca qui divisent la chronologie en 30 dynasties et c’est lui qui aurait introduit la notion de « coup d’État » dans ses commentaires historiques…
Mais, c’est à ce stade de l’état de la question que l’archéologie de terrain a ouvert de nouvelles perspectives, avec des informations inédites.
Notre connaissance de l’architecture funéraire royale, en l’occurrence celle des pyramides de l’Ancien Empire s’est considérablement enrichie avec l’apport des travaux récents.
Il n’en demeure pas moins que la pyramide de Rêdjedef en Abou Rawash était demeurée à l’écart des investigations modernes.
Raison pour laquelle je m’y suis intéressé, en partenariat avec l’IFAO, l’Université de Genève, le FNRS et l’accord du Conseil suprême des antiquités de l’Égypte.
Treize campagnes furent conduites entre 1995 et 2007, visant le dégagement et la restauration du site. A mes yeux, l’aspect éventré de la pyramide et ses abords offraient l’opportunité d’observer, non seulement les phases de construction, la mise en œuvre d’une maçonnerie gigantesque, mais aussi l’implantation des structures cultuelles et des espaces domestiques du complexe.
Quant à la suggestion d’une damnatio memoriae, induite par la destruction forcenée des statues royales de quartzite dispersées sur le site, une approche stratigraphique (DIA 9) nous a montré l’image de la réalité : toutes les coupes effectuées dans le terrain, qui présentent la succession des strates d’occupation, s’accordent pour livrer des éclats de quartzite de statuaire mélangés avec des fragments d’amphores égyptiennes, de la céramique d’importation et des outils liés aux activités des carriers, dont la datation s’échelonne entre le 1er et le 3e siècle de notre ère.
Cette strate se situe au-dessus d’une couche d’abandon du site, composée de sables propres et finement lités (cf.coupe : La couche no 4, marque le niveau d’occupation du complexe funéraire ; la couche no 11 a livré de la céramique romaine mélangée avec les fragments de statues en quartzite rouge et des outils liés aux travaux des carriers).
Ces relevés stratigraphiques établissent donc clairement que la destruction des statues est postérieure de plus de 2 millénaires au règne de Rêdjedef !
L’idée d’une damnatio memoriae doit donc être abandonnée.
Restent les questions de l’inachèvement et de l’abandon de la pyramide…
Le dégagement extensif de l’aire du complexe funéraire a livré bon nombre d’éléments nouveaux :
– En surface, deux enceintes, intérieure et extérieure, ont été dégagées, dotées de portes monumentales. (DIA 10).
– Dans cet espace clos, plusieurs modifications architecturales ont redéfini les zones sacrées et profanes. Ces transformations montrent que le projet s’est déroulé sur une longue période, peut-être, une vingtaine d’années.
– Pour l’espace sacré, on notera l’adjonction d’une pyramide satellite, rituelle, transformée en tombe de reine qui a complété l’ensemble funéraire. (DIA 11-12-13-14)
– Concernant l’espace profane, (DIA 15) on a relevé, sur l’enceinte extérieure Nord, une modification d’accès en cours de construction. A l’origine, l’axe de cette entrée coïncidait avec le centre du puits dans lequel fut bâti le tombeau royal. A la fin de l’édification de la pyramide, cet axe fut décalé d’environ 6,0 m. vers l’Est, (DIA 16) pour être exactement aligné avec le sommet du pyramidion, entraînant une rectification de la voie d’accès au temple.
– Enfin, pour l’aspect mobilier, on mentionnera la présence d’une céramique très abondante, postérieure à la IVe dynastie, témoignant du maintien d’un culte funéraire célébré sur le site. (DIA 17)
Il paraît donc probable que cette piété se soit manifestée dans un lieu de mémoire dont l’édification avait été achevée. (DIA 18)
Aujourd’hui, ces constats invitent à reconsidérer l’histoire de la royauté de Rêdjedef.
Certes, la documentation épigraphique reste rare; néanmoins, plusieurs repères méritent d’être pris en considération. (DIA 19)
A cette époque l’écriture monumentale, hiéroglyphique, était connue, tout comme l’écriture cursive des scribes, appelée hiératique. Toutefois, leur emploi demeurait parcimonieux.
En 1971, la publication de graffites relevés dans l’une des fosses de barques de Chéops , à Gîza, a fait connaître une mention de l’an 23 du règne de Rêdjedef ; une longévité confirmée par les Annales de la pierre de Palerme et par la tradition manéthonienne.
Ceci en conformité avec notre estimation de la durée des travaux du complexe funéraire d’Abou Rawash évaluée à environ 25 ans.
En 2016, l’équipe japonaise qui a fouillé une deuxième fosse de barque, voisine de la précédente, a également publié des graffites au nom de Rêdjedef, relevés sur les dalles de couverture de cette cavité. Ces inscriptions laissées par les équipes d’ouvriers du roi Rêdjedef confirment l’implication de ce souverain dans l’achèvement des travaux du complexe funéraire de Chéops. (DIA 19,a)
En outre, durant le règne de Rêdjedef, plusieurs expéditions lointaines ont laissé des mentions de ce roi, notamment :
Dans les carrières de gneiss, à l’ouest d’Abou Simbel, au Gebel el-Asr (DIA 19,b) ;
Dans le désert oriental, au Ouadi Hammamat, dans les carrières de grauwacke (DIA 19,c) ;
Dans le désert occidental, à l’ouest de l’oasis de Dakhla, dans un camp minier, localisé autour de gisements de pigments de schiste, découvert en 2002 (DIA 19,d)
Enfin, dans la vallée du Nil, dans les carrières de granite rose d’Assouan, au Gebel el-Madawarah, pour le calcaire et au Gebel Ahmar, pour le quartzite des statues royales. (DIA 19,e)
En conclusion, il apparaît que l’illégitimité du règne de Rêdjedef reposait sur des légendes dont il sied aujourd’hui de se départir.