Coupoles Michel Zink – Allocution d’accueil
Allocution de M. Michel ZINK, Secrétaire perpétuel de l’Académie.
Monsieur le Chancelier de l’Institut de France,
Madame le Secrétaire perpétuel de l’Académie française,
Monsieur le Secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences morales et politiques,
Monsieur le Chancelier honoraire,
et j’inclus cette année dans ces premières adresses « familiales », si j’ose dire :
Monsieur le Secrétaire perpétuel de l’Académie royale des sciences, lettres et beaux-arts de Belgique, secrétaire général de l’Union académique internationale
Monsieur le Président de l’Union académique internationale
Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs
Monsieur le Conseiller fédéral de la Confédération helvétique
Monsieur le Grand Chancelier de la Légion d’honneur
Monsieur le Gouverneur des Invalides
Mesdames et Messieurs des Conseillers et Secrétaires d’ambassade
Mesdames et Messieurs les Directeurs de grands établissements
Mesdames et Messieurs les délégués de l’Union académique internationale
Mes chers confrères,
Mesdames, Messieurs,
Il arrive à l’Académie des inscriptions et belles-lettres de céder à la facilité et de se soumettre aux circonstances en choisissant le thème de sa séance solennelle à l’étal des anniversaires dont la célébration est chaque année proposée au chaland. On dira que c’est ce qu’elle fait aujourd’hui. Certes, à ceci près cependant qu’il ne s’agit pas pour elle cette fois d’un choix, mais d’une obligation. Obligation heureuse, comme l’a été il y a six ans, en 2013, celle de célébrer le 350ème anniversaire de sa fondation. Cette année, il ne s’agit pas de rappeler sa propre naissance, mais celle de l’enfant auquel l’Académie royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique et elle-même ont donné vie il y a cent ans, l’Union académique internationale, créée en 1919. L’Académie des inscriptions et belles-lettres est heureuse et fière d’accueillir cette semaine les célébrations de ce centenaire et de recevoir pour sa séance solennelle les délégués de tant d’académies du monde entier membres de l’UAI, en même temps, selon les usages de cette séance, que les lauréats de l’Académie, dont on vient d’entendre le palmarès, que les nouveaux archivistes paléographes diplômés de l’École des Chartes et que l’habituel public savant et distingué, un peu restreint cette année pour faire place sous cette Coupole à nos nombreux confrères étrangers.
En 1919, la Grande Guerre venait de prendre fin. On voulait croire que ce serait la dernière et ignorer que le traité de Versailles, signé en juin, rendrait la suivante inévitable. Dans un élan généreux et optimiste, on se persuadait que l’union dans tous les pays des hommes de pensée et de savoir pouvait empêcher les peuples de s’entretuer. La France victorieuse considérait que, « mère des arts, des armes et des lois », elle triomphait dans le premier de ces domaines comme dans les autres et que le devoir d’insuffler à l’étude savante des lettres et des arts un esprit nouveau était, en conséquence, de sa responsabilité. L’Académie des inscriptions et belles-lettres prit les choses en mains. Deux réunions qui se tinrent à Paris en mai et en octobre de cette année-là permirent, la première d’élaborer et la seconde d’adopter des statuts répondant à un projet de coopération internationale dans le domaine des lettres et des humanités. Les académies de onze pays adhérèrent à l’Union académique internationale ainsi créée. Celles des vaincus en étaient exclues. En mai 1920, la première assemblée générale de l’Union académique internationale se tint à Bruxelles. Elle élut son premier président, le grand historien médiéviste et grand patriote belge Henri Pirenne. Il fut décidé que son siège administratif serait à Bruxelles, dans le Palais des académies, et que son secrétariat permanent serait assuré par l’Académie royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique, dont le Secrétaire perpétuel serait d’office secrétaire général de l’UAI. Quant aux premiers présidents, ils furent en alternance belges, membres de la Thérésienne, et français, membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres. À Henri Pirenne succéda Théodore Homolle, helléniste et directeur de l’École française d’Athènes, dont le nom reste attaché à la Grande fouille de Delphes de 1892. Homolle eut lui-même pour successeur Joseph Bidez, l’illustre spécialiste de la philosophie grecque et des cultes orientaux dans l’Antiquité tardive. Les Secrétaires perpétuels de l’Académie royale de Belgique ont tous rempli leur fonction de secrétaire général de l’UAI avec élégance. Quant au secrétariat permanent, il est, sous les auspices de la même académie, exercé depuis plusieurs décennies par notre cher Jean-Luc De Paepe avec un tel dévouement et une telle efficacité que la langue française n’a pas assez de mots pour les décrire et l’en remercier. Je dis « la langue française », car c’était, lors de sa fondation, et ce fut pendant 85 ans la seule langue de l’UAI.
L’Union académique internationale se mit ainsi à vivre, à fonctionner, à prospérer, avec ses assemblées générales où les délégués de toutes les académies qui en sont membres se réunissent, chaque fois dans un pays différent et sous les auspices de son académie, avec les réunions de son bureau accueillies chaque année à Paris par l’Académie des inscriptions et belles-lettres, mais surtout avec ses grands programmes scientifiques, financés par les cotisations des académies membres dans les domaines historiques, philologiques, philosophiques de la compétence de l’UAI. S’il nous est permis de citer quelques exemples en rapport avec l’Académie des inscriptions, mentionnons le Corpus Vasorum Antiquorum dont elle assure la direction depuis sa création par Edmond Pottier il y a précisément un siècle, le Dictionnaire du latin médiéval lancé par Ferdinant Lot en 1924, l’année même de son élection à l’Académie, les Monumenta palaeographica Medii Aevi fondés par notre correspondant Jean Vezin et le Professeur Hartmut Atsma, le dictionnaire Hōbōgirin sur lequel veille notre Président Jean-Noël ROBERT, le projet Philologia coranica patronné par l’Académie de Berlin-Brandenbourg ou encore le Corpus des Antiquités phéniciennes et puniques dont le comité pour la France est placé sous la responsabilité de notre correspondant M. Jean-Paul Morel.
Aujourd’hui, cent ans après sa fondation, l’UAI est restée fidèle à elle-même et elle a beaucoup changé. Elle a changé, parce qu’elle s’est ouverte. Elle a commencé par abolir les exclusives et les exclusions liées aux conflits du premier XXe siècle en intégrant les académies des pays qui avaient connu la défaite en 1918 et elle a continué en intégrant celles de pays qui ont conquis leur indépendance et leur place sur la scène mondiale dans la seconde moitié du XXe siècle. Mais elle ne s’est pas limitée à ces nouveaux espaces. À l’Institut de France même, l’Académie des sciences morales et politique, longtemps restée à sa marge, y retrouve toute sa place. Aujourd’hui l’Union académique internationale réunit 85 académies provenant de 63 pays.
Tous ces pays ne sont pas francophones, tant s’en faut. Le français n’est plus la langue universelle de la pensée et du savoir. En 2004, lors du congrès de l’UAI qui se tenait cette année-là à Barcelone, et auquel je participais au titre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres avec notre très regretté confrère Jean Irigoin, il fut décidé que le français ne serait plus désormais la langue unique de l’UAI et que l’anglais viendrait le rejoindre. Quinze ans après, comme il était prévisible, l’usage de l’anglais tend à s’accroître, celui du français à reculer, bien que le secrétariat de l’UAI soit constamment attentif à maintenir le bilinguisme. La fondation de l’Union académique internationale par deux académies francophones au sein d’une Europe alors largement francophone tend à n’être plus guère qu’un souvenir attendrissant. Il ne pouvait pas en être autrement. Non seulement parce que l’anglais, ou ce qui en tient lieu, est la langue des échanges internationaux, mais encore parce que, lorsque deux langues ont un droit théoriquement égal à être utilisées, celle des deux qui compte le plus grand nombre de locuteurs ignorants de l’autre triomphe par nécessité.
L’élargissement de l’Union académique internationale à de nouveaux pays est une évolution que ses pères fondateurs pouvaient prévoir et ne pouvaient qu’espérer. L’introduction de l’anglais à côté du français les aurait décontenancés et le recul du français les aurait attristés. Mais il est un autre changement, plus profond qu’un changement de langue, auquel l’UAI est confrontée et face auquel son président, le professeur Sam Lieu, et son bureau ont une attitude très sage, à la fois ouverte et prudente.
L’Union académique internationale vise à rassembler en son sein des académies du monde entier, mais non pas toutes les académies, quelque soit l’objet de leur étude. Elle a été fondée, on l’a dit, pour réunir les académies travaillant dans le domaine des lettres et des humanités, c’est-à-dire celles qui s’intéressent à l’histoire et à la philologie, celles qui se consacrent à l’étude érudite du passé, aux langues et aux littératures de toutes les civilisations d’Orient et d’Occident, à l’archéologie, à l’histoire des idées, de la pensée, des croyances, des arts. En un mot, l’exact champ des compétences de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, qui était à l’origine du projet, élargi à une attention au droit international due à sa sœur, l’Académie des sciences morales et politiques, membre de l’UAI dès l’origine. C’était l’approfondissement de ces études, leur partage, leur diffusion, la communion à ces savoirs et à cette beauté, la compréhension du monde et des hommes par la connaissance des civilisations et de leur destin, qui, dans l’esprit qui a présidé à la création de l’UAI, devaient faciliter l’entente entre les peuples. Cent ans après, comme l’idée paraît incongrue, bizarre, pire encore : incompréhensible. Quoi ! Une guerre mondiale de quatre longues années avait fait des millions de morts, avait laissé l’Europe ruinée et en ruines, les empires effondrés, les populations sur les routes, les villes détruites, les paysages et les hommes défigurés. Et voilà que des académiciens cherchaient le salut dans des savoirs antiques et lointains ! Comme un tel projet ferait rire aujourd’hui ! Comme on se hâterait de se tourner vers les gens sérieux, les sociologues, les politologues, les psychologues, les économistes ! Comme on s’empresserait de les réunir dans des commissions et des comités, de leur demander des enquêtes, des évaluations, des sondages, des statistiques !
Oui, c’est ce que nous ferions aujourd’hui. L’urgence n’est-elle pas d’affronter « les grandes questions de société », comme nous disons ? L’Union académique internationale ne devrait-elle pas jouer des coudes pour peupler commissions et comités, répondre à des commandes des États, des institutions internationales, de l’Union européenne pour des enquêtes, évaluations et réflexions ? Ne devrait-elle pas patronner de ces think tanks, d’où jaillit infailliblement la lumière ? Ces commissions, ces comités, ces think tanks n’améliorent-ils pas l’état du monde de façon spectaculaire, comme nous le constatons chaque jour ? Nous avons bonne mine, nous autres, avec nos encyclopédies du bouddhisme, nos vases antiques, notre philologie coranique et notre latin médiéval ! Heureusement, l’UAI marche avec son temps et commence à prendre le tournant des sciences sociales.
Heureusement ? Sans aucun doute. Mais je ne crois pas que les fondateurs de l’Union académique internationale étaient des naïfs ni qu’ils étaient indifférents aux difficultés de leur époque et à la souffrance du monde. Ils s’étaient battus pendant quatre ans dans des conditions inhumaines. Ils avaient vu mourir dans des conditions inhumaines leurs enfants et leurs élèves. Ils s’éveillaient de ce cauchemar dans un monde où rien ne ressemblait plus à rien de ce qu’ils avaient connu. Ils étaient déchirés. Pendant quatre ans, ils avaient haï l’Allemagne et combattu les allemands, mais ils savaient bien, au fond d’eux mêmes, tout ce que leurs méthodes et leurs outils de travail, l’organisation de leurs universités, leur conception de la recherche, souvent leurs années de formation, souvent leurs amitiés, devaient à l’Allemagne du savoir. Non, ils n’ignoraient ni les contradictions de leur temps, ni ses souffrances. Ils n’étaient pas indifférents aux « grandes questions de société ». Mais ils ne prétendaient pas leur apporter une solution directe. Ils proposaient une réponse différente, fondée sur une idée différente des valeurs de l’esprit propres à promouvoir une intelligence de la paix. Ils estimaient qu’on ne peut s’entendre sans se connaître, qu’on ne se connaît pas dans l’instant et qu’on ne se comprend pas spontanément, mais par un apprentissage du passé de l’autre et une compréhension de son histoire. Sinon, ils n’auraient pas même eu l’idée de fonder une fédération d’académies vouées aux lettres et aux humanités. Les positivistes qu’ils étaient auraient estimé n’être capables de rien sans la science, sans les Naturwissenschaften.
L’Union académique internationale partagera-t-elle encore à l’avenir la conviction qui animait ses fondateurs, en faisant dans cet esprit une place à des programmes traitant de questions actuelles, puisque à ses yeux le passé est présent ? Saura-t-elle échapper à la tentation de ne tolérer l’étude du passé que comme une survivance patrimoniale et une distraction ? L’orientation que lui donne son président actuel montre qu’il sait résister à la tentation. Les grands programmes de recherche de l’UAI du type de ceux auxquels, depuis un siècle, l’Académie des inscriptions et belles-lettres participe ou qu’elle anime, sont nombreux et vivants. De nouvelles entreprises savantes de ce genre voient le jour, comme récemment le Corpus des primitifs flamands ou celui des monnaies anciennes japonaises, prenant le relais de celles qui sont parvenues à leur terme, comme, à Oxford, on le sait, et non à Paris, la publication des œuvres complètes de Voltaire.
Nous allons avoir dans un instant la preuve de cette vitalité. Notre désir était de donner la parole lors de la présente séance à des confrères venant du monde entier, appartenant à des académies étrangères, jouant un rôle important à l’Union académique internationale et animant certains de ses grands programmes. Mais nous étions contraints par les règles et les usages de l’Académie des inscriptions et belles-lettres et de l’Institut de France. Ne peuvent s’exprimer sous cette Coupole que les membres des cinq académies de l’Institut de France, en costume d’académicien. Les discours doivent être en français. Ce n’était pas une difficulté. Il suffisait de nous adresser à nos associés étrangers, qui ont rang d’académiciens et jouissent des mêmes privilèges que les académiciens français. Tous ou presque appartiennent à une académie de leur pays. Plusieurs sont actifs au sein de l’Union académique internationale et de ses programmes de recherche.
Président honoraire de l’UAI, professeur émérite à l’Université de Lausanne et président de la Società internazionale per lo studio del Medioevo latino, notre confrère Agostino PARAVICINI BAGLIANI montrera dans son exposé intitulé : « Le Moyen Âge d’un monde à l’autre » comment la trentaine de projets que l’UAI consacre aux temps médiévaux renouvelle le regard que nous portons sur un monde qui, loin d’être clos sur lui-même, était constamment animé par un flux d’échanges entre l’Orient à l’Occident.
Professeur à la School of Oriental and African Studies de l’Université de Londres et membre de la British Academy, notre confrère Nicholas SIMS-WILLIAMS est un spécialiste éminent du bactrien, du sogdien et des langues iraniennes d’Afghanistan et d’Asie centrale. Son exposé intitulé : « Les connaissances sans frontières, hier et aujourd’hui » fera apparaître, au prisme de son domaine de recherche, que la « mondialisation » et le transfert international des connaissances ne sont pas des phénomènes nouveaux.
Professeur émérite à l’Université de Nagoya et membre de l’Académie du Japon, notre confrère Soichi SATO, qui est membre du Bureau de l’UAI, est l’un des principaux maîtres des études de l’Occident médiéval au Japon, et un spécialiste de la France mérovingienne. En nous révélant « L’idée japonaise de « l’histoire occidentale » sous l’ère Meiji », il mettra notamment l’accent sur les analogies historiques entre le Japon et l’Europe et sur l’esprit dans lequel la première génération d’intellectuels japonais tournés vers l’Occident les a mises en évidence.
Enfin notre Président, Jean-Noël ROBERT, qui occupe la chaire de philologie de la civilisation japonaise au Collège de France, et qui se trouve être aussi le délégué de notre Académie auprès de l’UAI, esquissera les grandes lignes du renouveau d’un projet monumental, celui de l’Encyclopédie franco-japonaise du bouddhisme Hōbōgirin, auquel les développements récents de la philologie comme de la technologie ouvrent des horizons insoupçonnés.
Tout en respectant les règles de l’Institut de France en usage sous cette Coupole, l’Académie des inscriptions et belles-lettres peut ainsi associer à sa séance solennelle toutes ses sœurs, les Académies du monde entier, pour donner une idée de la variété et de l’étendue des programmes savants et riches d’avenir aujourd’hui poursuivis grâce à cette Union académique internationale que l’Académie royale des Sciences, Lettres et Beaux-Arts de Belgique et elle-même, l’Académie des inscriptions et belles-lettres, sont fières d’avoir créée il y a cent ans.