Coupoles Allocution d’accueil par M. Nicolas GRIMAL Secrétaire perpétuel de l’Académie
Monsieur le Chancelier de l’Institut de France,
Madame le Secrétaire perpétuel de l’Académie française,
Madame et Monsieur les Secrétaires perpétuels honoraires,
Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs,
Madame le Général,
Mesdames et Messieurs les directeurs de grands établissements,
Mesdames et Messieurs les fondateurs,
Chers Confrères, chères Consœurs
Chers collègues,
Mesdames, Messieurs,
Cette année s’est montrée plus bienveillante envers nous que les deux précédentes : nous avons pu, enfin, nous retrouver, respirer le même air et non plus être séparés les uns des autres par une réalité que, sans craindre la contradiction, on qualifie de virtuelle. Elle l’a été aussi envers notre Compagnie en nous offrant l’opportunité de célébrer un double bicentenaire qui la touche dans l’un de ses principes fondateurs, si ce n’est dans son premier fondement.
Le 27 septembre 1822, Jean-François Champollion expose en séance publique de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres son Mémoire sur les hiéroglyphes phonétiques et sur leur emploi dans les inscriptions des monuments égyptiens pour y transcrire les noms, surnoms et titres des princes grecs et romains. Plus exactement, il en expose et ouvre à la discussion les bases et les principaux éléments. Ce n’est que plusieurs semaines plus tard que paraîtra la Lettre à M. Dacier, alors Secrétaire perpétuel de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Suivra très vite, en 1824, le Précis du système hiéroglyphique des anciens Égyptiens. Tout le monde connaît la suite de cette si courte, mais si brillante carrière, qui s’interrompt définitivement en mars 1832.
Mon propos n’est pas d’ajouter un élément de plus à la longue liste des célébrations de cette découverte, qui ont pris, tout au long de cette année, les habits de colloques, de publications, d’expositions, voire de spectacles divers. Les uns, très sérieux et savants, ont tenté de faire, comme il se doit dans de telles circonstances, un bilan des recherches et avancées de cette science que Champollion a à peine eu le temps d’esquisser ; notre Compagnie s’est associée à certains d’entre eux. D’autres, plus soumis probablement aux modes du moment qu’à une quelconque rigueur scientifique, voire historique, n’ont parfois eu qu’un très vague rapport avec ce qu’ils étaient censés commémorer… Mais revenons au thème de notre séance : les déchiffrements.
Quelques mois plus tôt, le 1er avril 1822, naît la Société asiatique, elle aussi liée depuis ce jour à notre Compagnie ; plus exactement, elle tient sa première séance, portée par la vague de la découverte des civilisations extrême-orientales. Elle a pour objectif de créer les instruments nécessaires à la connaissance de leurs langues et de leurs cultures. C’est tout naturellement que s’y retrouvent les premiers orientalistes, de Jean-François Champollion à Ernest Renan, en passant par Antoine-Isaac Silvestre de Sacy, qui en fut le premier président, et auquel son frère destinait la fameuse Lettre, avant que Jean-François Champollion considère que le Secrétaire perpétuel de l’Académie était incontournable, — déjà ! C’est ainsi que Bon-Joseph Dacier fut dédicataire de l’édition, qui parut après-coup chez Firmin-Didot, des extraits en ayant préalablement été donnés dans le Journal des Savants.
Décidément ! Qu’en est-il exactement de cette fameuse lecture de la Lettre, qui ne fut, en fait, pas lue le 27 septembre 1822, mais dont les conclusions furent commentées et discutées en présence d’un public choisi et averti ? Elle ne fut pas lue, non pas parce qu’elle n’était pas écrite, mais simplement parce que le règlement de l’Académie ne le permettait pas. Jean-François Champollion exposa pour ses auditeurs, qui écoutaient, une copie du tableau résumant ses lectures phonétiques en main, l’explication de la théorie et de ses résultats. Parmi ceux-ci, celui que la légende présente comme son adversaire le plus acharné, Thomas Young ; il fut l’un des premiers à le féliciter chaleureusement, en séance même, puis plus tard, en soirée, lors de la réception que Cuvier donna en l’honneur de Champollion. Les deux rivaux allèrent même jusqu’à se revoir, jusqu’à se recevoir mutuellement l’un chez l’autre…
Sans doute la légende préféra-t-elle figer ainsi la haine de l’Anglais, devenue viscérale en France depuis Bonaparte, et préfigurer dans cet autre combat, le « crunch » futur des affrontements annuels entre le Coq et la Rose. Cette hostilité réciproque est d’ailleurs forte et vivace, comme en témoigne le « taken from the French army », gravé au verso de la pierre de Rosette, et offert, aujourd’hui encore, au regard du visiteur des collections du British Museum.
Cette légende est censée reposer sur des témoignages recueillis auprès de survivants ; en fait, elle doit beaucoup, sinon tout, à la première biographe de Champollion, Hermine Hartleben. Née en Basse-Saxe après la mort du Français, elle ne l’a jamais connu, mais elle a cristallisé sa passion pour l’archéologie et l’Antiquité sur lui, accentuant le romantisme de cette figure tragique de génie mort avant l’heure, dévoré par le feu de sa passion. Encouragée par Adolf Erman et Gaston Maspero, elle décide de consacrer sa vie à son héros, après avoir vécu de son métier de préceptrice en Turquie, puis en Égypte. Elle parcourt la France et la Suisse, recueille témoignages, notes et lettres, publie une biographie en 1906 et un recueil de la correspondance de Jean-François Champollion, qui lui vaut le prix Bordin de l’Académie des Inscriptions & Belles-Lettres en 1910. Dans son ouvrage, elle embellit quelque peu la vie menée à Paris avec Rosine dans l’appartement du 2e étage du 28 rue Mazarine, à deux pas de la Coupole qui nous réunit, le calme de l’atelier sous les combles d’Horace Vernet, protégé du bruit de la rue, mais baigné par le soleil. Elle est la seule à rapporter l’embrassade et les félicitations publiques et chaleureuses de Sylvestre de Sacy, lorsque Champollion présenta en séance à l’Académie, le 22 août 1822, un mois donc avant la fameuse « lecture », ses résultats obtenus sur le démotique. C’est elle qui reprend les récits que firent Adolphe Rochas et Aimé Champollion-Figeac de la journée du 14 septembre, celle de la traversée haletante de la rue Mazarine, du fameux « je tiens l’affaire ! » et de l’évanouissement du génie, terrassé par sa découverte… Mais je m’arrête là : nous avons déjà largement évoqué ces événements dans notre séance du 20 mai dernier, entre autres.
Promis ! Je ne parle plus de Champollion.
Interrogeons-nous plutôt sur ce que célèbrent les si nombreuses commémorations qui ont jalonné cette « année Champollion ». Très rares sont celles qui se sont attachées au déchiffrement à proprement parler, je veux dire au mécanisme, au processus du déchiffrement. Sans doute parce que le sujet paraît trop austère pour intéresser un large public, plus friand du frisson de la découverte que de son cheminement.
Le hasard veut que cette année soit également celle d’une autre célébration, en théorie différente, bien qu’appartenant, elle aussi, au domaine de l’égyptologie, celle d’une découverte au fort parfum d’aventure — encore que déchiffrer les hiéroglyphes, ce ne soit pas si mal de ce point de vue-là aussi. Le 26 novembre 1922, c’est-à-dire demain, au siècle dernier, Howard Carter « découvre » la tombe de Toutânkhamon. Entendons-nous bien : il découvre la tombe de ce roitelet obscur, alors quasiment inconnu du public, en présence de son mécène, Lord Carnarvon, et d’un public choisi, trois semaines après l’avoir trouvée, mais de façon plus discrète. La légende dorée, toujours elle, nous a rapporté ce dialogue entre les deux hommes, au moment où Howard Carter projetait la lumière d’une lampe sourde dans l’antichambre de la tombe, qu’il était censé découvrir pour la première fois :
– “Can you see anything ?”, demande Lord Carnarvon.
– “Yes, wonderful things !”, répond l’archéologue.
La découverte « officielle », — je n’ose dire « l’inauguration » —, aura lieu trois jours plus tard, en présence de la reine Elisabeth de Belgique, de son fils, le futur Léopold III, de l’égyptologue belge Jean Capart, et, bien entendu, de la presse internationale, dûment convoquée. Nous touchons là à ce que le grand public adore : l’égyptologie à sensation. Cela est si vrai que Toutânkhamon reste, un siècle plus tard, toujours la vedette incontestée qu’il était bien loin d’être avant que les regards du monde entier se portent sur lui.
Nous voilà passés de la douce lumière automnale de l’atelier d’Horace Vernet au soleil oblique de la fin novembre en Thébaïde, de la solitude du chercheur au triomphe de la communication : « a star was born ». Quant à ce fameux dialogue, il est quelque peu surréel, car que pouvait voir Howard Carter à la lueur d’une lampe tempête, en plein jour, à travers une brèche faite au milieu de gravats ? Les feux de la gloire à travers la poussière ?
Mais le déchiffrement n’est pas la découverte. Je me souviens avec nostalgie des longues séances de travail aux côtés de mon cher maître Jean Leclant — dont nous pourrions aujourd’hui fêter aussi le centenaire, à peine dépassé de deux ans —, passées à poursuivre une entreprise qui n’est plus aujourd’hui, grâce surtout aux travaux de Claude Rilly, la chimère qui nous retenait, il y a un demi-siècle, dans une autre lumière, celle de son bureau des Buttes Chaumont, d’où il dominait tout Paris : le déchiffrement du méroïtique.
Dieu sait que nous avons tout essayé, jusqu’à confier nos espoirs à l’informatique naissante, mais en vain. Pourquoi ? Nous étions persuadés alors, tant le modèle de Champollion est prégnant, que c’était faute de disposer d’un texte bilingue, ou, mieux encore, trilingue. Ce faisant, nous commettions certainement, — du moins c’est ce que je pense aujourd’hui —, une confusion : entre code et écriture. C’est la conclusion à laquelle parvient l’égyptologue britannique Richard Parkinson dans un livre consacré à la pierre de Rosette et à son déchiffrement, paru, il y a une vingtaine d’années, et qu’il a tout de même intitulé Cracking Codes.
On ne « craque » pas plus la pierre de Rosette que l’on ne déchiffre l’acide désoxyribonucléique. En revanche, on peut créer un code qui rende une langue indéchiffrable pour qui n’en possède pas la clef. Dans quelques instants, notre Confrère Robert Halleux, spécialiste renommé de l’histoire des sciences, des matériaux et de l’alchimie, va nous conduire dans les arcanes de la cryptographie de l’âge classique, qu’il situe, avec une belle formule entre « mathématiques et secrètes sciences ». Le code n’est pas la langue : cette dernière n’est pas une chaîne combinatoire, mais le produit d’une culture, d’une histoire, qu’elle permet de transcrire et de véhiculer, et ce, même si les civilisations agrammates sont nombreuses. Même lorsqu’une écriture est une création ex nihilo, comme l’alphabet qu’inventa Saint Mesrop au début du Ve siècle de notre ère, afin de transcrire la Bible en grabar, — en arménien —, elle porte en elle tout le génie d’une civilisation.
C’est sur ce terrain que va nous guider notre Confrère Henri-Paul Francfort, grand spécialiste des civilisations de la Bactriane et de l’Asie centrale, justement celles qui ne se sont pas exprimées par le biais de l’écriture, mais plutôt à travers la symbolique des représentations. C’est à un autre déchiffrement, qu’il nous invite, d’autant plus riche qu’il repose sur une nécessaire connaissance de l’ensemble des cultures considérées. La grille de lecture est celle de l’histoire, de l’archéologie, de l’art, tout autant que de la religion.
Pardonnez-moi d’oser, parvenu à ce point de mon exorde, paraphraser bien maladroitement Saint-Augustin : « tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais pas déjà trouvé ». Nous voyons bien que n’est pas la version multilingue qui peut permettre, à elle seule, le déchiffrement : il faut, condition nécessaire à défaut d’être suffisante, que l’un ou plusieurs des parallèles invoqués soit suffisamment connu pour rendre intelligible le portage dans une culture, elle, encore inconnue jusqu’au déchiffrement. Nous avons conduits, en 2008, ici-même et au Collège de France, une enquête, Nathalie Beaux, notre Confrère Bernard Pottier, le regretté Léon Vandermeersch et moi-même, sur les écritures figuratives : certaines se déchiffrent, en gros selon les combinatoires entre phonogrammes, idéogrammes et déterminatifs, mises en lumière par Jean-François Champollion ; d’autres, comme le naxi, écrit en dongba, unique écriture pictographique encore en usage, combinent avec une grande souplesse une figuration que l’on serait bien en peine de phonétiser et une notation phonétique, si j’ose dire, indépendante.
Notre Confrère Dominique Michelet, grand connaisseur de l’histoire et des civilisations précolombiennes de Mésoamérique, va tout à l’heure nous plonger au cœur-même de la problématique du déchiffrement des écritures complexes des civilisations préhispaniques mésoaméricaines, — d’autant plus complexes qu’elles reposent sur des états de langue divers et le plus souvent peu ou pas connus.
Ainsi, plus que la découverte, c’est le chemin du déchiffrement qui nous retient tous, et par déchiffrement, entendons le bonheur de la recherche, dont la complexité maîtrisée nous donne d’accéder à la lumineuse simplicité de la découverte. C’est à partager cette lumière qu’Horace Vernet avait léguée sans le savoir à Jean-François Champollion, que les dieux thébains offraient à Howard Carter, que notre maître Jean Leclant nous a appris à goûter et à répandre, que je vous invite maintenant au nom de mes Consoeurs et de mes Confrères.