Coupoles Dominique MICHELET : « Manières d’écrire, manières de lire dans la Mésoamérique préhispanique »

Dominique MICHELET : « Manières d’écrire, manières de lire dans la Mésoamérique préhispanique »

 

Les déchiffrements des systèmes d’écriture de la Mésoamérique préhispanique ne sauraient être présentés comme ils le méritent dans le cadre de cette brève communication, ne serait-ce qu’en raison de la multiplicité des langues qui existèrent dans cette aire culturelle d’environ 1 million de kilomètres carrés.

 

Au début du xvie siècle, le nombre des groupes linguistiques distincts sur ce territoire est en effet estimé à plus de 70, qui se répartissent, il est vrai, en 5 grandes familles, plus quelques isolats : ces familles sont l’otomangue (qui inclut, non seulement le groupe otopame, mais aussi, entre autres, les groupes zapotèque et mixtèque), l’uto-aztèque (qui comprend le nahuatl, langue notamment des Aztèques), le totonaque, le mixe-zoque et le maya. À côté, les langues sans filiation clairement reconnue sont principalement le tarasque, le cuitlatèque (peut-être apparenté au précédent) et le huave.

Au-delà de l’usage oral de ces langues, les locuteurs de plusieurs d’entre elles mirent au point, à des dates diverses, des systèmes d’écriture qu’on a longtemps considérés comme très différents entre eux.

 À l’opposé, certaines populations, généralement d’origine nomade assez récente et de tradition volontiers guerrière rejetaient toute écriture comme le propre des gens efféminés. Ajoutons encore, de façon liminaire, qu’au contraire de l’Égypte ancienne, il n’y eut jamais dans l’histoire de cette aire – même à l’époque finale, celle de « l’empire » mexica ou aztèque – d’unification politique suffisante qui aurait pu conduire au développement général d’une lingua franca en marge de laquelle se serait imposé un même format d’écriture.

Dans le temps disponible, je ne ferai que rappeler brièvement quelques principes des déchiffrements dans cette partie du monde ainsi que certains jalons de leur histoire pour insister plutôt sur quelques-uns des développements et des débats qui ont eu lieu récemment dans cette aventure des écritures locales. On privilégiera trois domaines : les premiers textes connus, l’écriture maya et l’écriture nahuatl.

Le grand expert des écritures mésoaméricaines — et pas du seul maya ancien comme on le considère trop souvent —, prématurément disparu en 2018, Alfonso Lacadena García-Gallo, disait que, pour bien déchiffrer une écriture disparue, il faut réunir trois conditions : connaître la langue parlée que l’écriture transcrit ; disposer d’un corpus d’écrits suffisant ; posséder un texte bilingue ou, du moins, un texte associé à des éléments imagés permettant de saisir le domaine sémantique auquel il se rapporte. C’est cette conjonction qui explique le développement moderne du déchiffrement de l’écriture maya, à partir de la fin des années 1950, et c’est tout particulièrement la dernière condition qui a permis à l’historienne de l’art Tatiana Proskouriakoff de déceler le sens global de séries de monuments associant représentations et inscriptions incluant des dates à intervalles suggestifs. Son premier travail, sur le site de Piedras Negras, et celui qui suivit, consacré à des stèles et des linteaux sculptés de Yaxchilan,  l’amenèrent à considérer que ces monuments avaient fondamentalement un contenu historique puisqu’ils enregistraient par l’image, et certainement par le texte aussi, des événements marquants de la vie de dirigeants, notamment leur « naissance » (biologique ou sociale) et leur accession au pouvoir (celle-ci plusieurs fois illustrée). Chacun de ces deux types d’événements semblait apparaître dans les textes avec donc des dates sous la forme de hiéroglyphes spécifiques : ces derniers furent à l’époque joliment mais très provisoirement dénommés d’après leur allure « grenouille tête en l’air » pour le premier et « mal de dent » pour le second ! Dans l’esprit de Proskouriakoff, et ce fut là une autre avancée importante, ces hiéroglyphes ne pouvaient être que des prédicats, des verbes, signifiant à peu près « naître » et « monter sur le trône ». Toutefois, en dépit de leur importance, les résultats enregistrés alors restaient, comme le disait Lacadena, de l’ordre de l’interprétation et non de la lecture. Comprendre n’est pas lire.

Plus propre à aider au déchiffrement, l’existence de documents donnant à lire des glyphes et, conjointement, des équivalents, sous une autre forme, a été, en Mésoamérique comme ailleurs, une clef essentielle d’accès à la lecture des anciennes écritures. Du côté maya, un tel document existait sous la forme du pseudo-abécédaire que Diego de Landa avait inclus, en plus des noms des jours et des mois avec les signes glyphiques leur correspondant, dans son traité rédigé en 1566. Redécouvert par l’abbé Charles Étienne Brasseur de Bourbourg, le manuscrit fut publié pour la première fois en 1864. En 1876, Léon de Rosny avança, sur cette base, que l’écriture maya ancienne devait avoir comporté à la fois des logogrammes et des signes phonétiques ou phonogrammes. Pourtant, l’hypothèse fut vite combattue, écartée et il fallut plus de 75 ans pour qu’on y revienne avec l’œuvre du linguiste Youri Knorozov.
En ce qui concerne l’écriture nahuatl du Haut Plateau central mexicain, une clef fut fournie par les gloses portées sur plusieurs manuscrits indigènes (ou codex) et qui, dans les premiers temps de la Colonie, transcrivirent en caractères latins les mots correspondant aux hiéroglyphes d’origine indigène : cette fois, la révélation passait, non par une correspondance entre deux langues, mais par la bi-écriture. Joseph, Alexis, Marius Aubin s’en inspira pour établir et publier, en 1849, à partir de l’examen, en particulier, du Codex Vergara, une sorte de cadastre illustré, un catalogue de 134 glyphes. Ce travail l’amena à considérer que le nahuatl avait dû posséder, lui aussi, une écriture mixte et à caractère au moins partiellement phonétique (syllabique en l’occurrence). Cependant son hypothèse fut également attaquée et abandonnée, ce qui retarda de plus d’un siècle la lecture de l’écriture nahuatl.

L’absence de plusieurs textes contemporains transcrivant une même langue est un cas de figure qui bloque généralement les déchiffrements. Ainsi en va-t-il de la plus ancienne inscription découverte à ce jour en Mésoamérique et connue sous le nom de « bloc de Cascajal ». Découverte fortuitement dans une carrière non loin du grand site olmèque de San Lorenzo, elle a vu son authenticité un temps mise en doute confirmée récemment par une série d’analyses archéométriques. Sa datation, indirecte, s’appuie sur la céramique présente dans la couche où le bloc est apparu et qui remonte aux années 1000-900 av. J.-C. Sur l’une des deux grandes faces de cette petite dalle de serpentine, on compte 62 signes gravés, mais seulement 28 distincts, plusieurs étant répétés 2, 3 et même 4 fois. Il est présentement impossible de lire ce qui paraît bien avoir été un texte écrit — d’ailleurs même le sens de lecture et les regroupements des signes entre eux demeurent incertains —, mais les répétitions de certains signes et leurs associations pourraient malgré tout indiquer une écriture mixte, faite à la fois de logogrammes et de phonogrammes. On ne saurait toutefois écarter l’idée que tout ou partie de ces signes répétés pourraient avoir été d’une autre nature : des déterminatifs ou des signes diacritiques, se prononçant ou non, voire des signes purement mnémotechniques.

La (re)connaissance de la langue que les textes transcrivent est finalement une condition sine qua non quand il s’agit de lire une écriture disparue. Sans surprise, l’affaire est particulièrement ardue quand on s’intéresse aux plus vieilles inscriptions. Un des plus beaux exercices à cet égard, dont le résultat paraît hautement probable, est la détermination, par Alfonso Lacadena, de la langue d’une très courte inscription associée à l’image d’un personnage en marche, le tout gravé à la surface d’un disque de pierre (le Monument 13 trouvé dans le dernier niveau d’occupation du site de La Venta daté de 600 à 400 avant notre ère). Pour l’auteur, les quatre glyphes présents, un à gauche et trois à droite de la figure, du point de vue du spectateur, constitueraient deux colonnes à lire de droite à gauche, cela d’après l’orientation de la tête d’oiseau qui figure au bas de la première colonne (A). Les deux premiers glyphes ici seraient une date (1-Fleur peut-être), tandis que, dans la colonne B, la trace d’un pied désignerait un mouvement et serait une expression verbale, la tête d’oiseau au bas de la colonne A pouvant être le nom du personnage. C’est en fait l’examen de la syntaxe employée qui conduit à choisir la bonne parmi les quatre familles de langues envisageables (car connues pour avoir toutes existé dans la région sur la longue durée). La manière d’inscrire la date avec le pseudo-adjectif, ou chiffre, précédant le nom exclut l’otomangue, mais c’est surtout le syntagme SV, qu’on peut reconstituer entre les colonnes A et B, qui permet d’écarter deux autres familles de langues. Celle qui reste après élimination des autres est le mixe-zoque, un ensemble linguistique précisément considéré comme présent dans la région depuis longtemps et associé, mais sans preuve réelle jusque-là, à la première grande culture locale, la culture olmèque, dont La Venta fut une capitale

Dans les siècles qui suivirent, une écriture dite « épi-olmèque », correspondant également à une langue de la famille mixe-zoque, est attestée par quelques inscriptions découvertes dans la même zone. Le premier spécimen de ce type d’écrit, identifié dès le début du xxe siècle, apparaît sur la figurine de jadéite dite « des Tuxtlas ». Mais c’est la stèle 1 de La Mojarra, avec sa formidable inscription qui comporte plusieurs centaines de glyphes et deux dates équivalant aux années 143 et 156 de notre ère, qui offrit d’importantes clés de lecture, ces dernières complétées par l’inscription qu’on voit au dos d’un masque de pierre verte de style Teotihuacan.

Si l’on en vient aux anciennes écritures les plus discutées, on peut considérer que les débuts des déchiffrements du maya d’un côté, du nahuatl de l’autre, ont plus ou moins coïncidé (vers le milieu du xixe siècle) et que le refus de prendre en compte une probable composante phonétique dans chacune d’elles eut le même effet de retarder fortement les développements de la lecture des textes. Mais ces aspects plus ou mois comparables posés, les progrès respectifs dans la lecture des deux ensembles d’écrits ont fortement divergé depuis quelques décennies. On doit, il est vrai, tenir compte des inégalités de départ, frappantes, dans les documents disponibles. L’écriture maya est à ce jour attestée sur presque deux millénaires (de 300 av. J.-C. à 1600 de notre ère) et elle est riche d’environ 15 000 textes, du hiéroglyphe isolé jusqu’aux 4 codex qui survécurent à la destruction naturelle et aux autodafés, ainsi qu’à la plus longue inscription sculptée connue, l’escalier hiéroglyphique de Copán. Pour étudier l’écriture nahuatl, en revanche, on ne dispose que de rares sculptures aztèques, de quelques objets tardifs pourvus d’inscriptions et d’un ensemble d’à peu près 300 documents du type codex ou lienzo, très majoritairement composés dans les premières années de la période coloniale, et quelques-uns seulement d’entre eux remontant aux dernières décennies d’avant la Conquête, soit au total à peine plus un siècle. On estime pourtant aujourd’hui que l’écriture du nahuatl a dû débuter bien avant et qu’elle aurait vu le jour en suivant la tradition de textes plus anciens, ceux qui transcrivirent la langue de la grande métropole classique de Teotihuacan, en particulier, où il existe aussi des hiéroglyphes, notamment calendaires et toponymiques. Par ailleurs, si, à partir des années 1950, on a fini par admettre que l’écriture maya était faite de logogrammes et de phonogrammes, le constat d’une écriture mixte similaire pour le nahuatl a été plus long à s’imposer. On supposait en effet que l’utilisation d’une composition syllabo-phonétique dans cette écriture avait été un phénomène tardif, survenu sous l’influence de l’espagnol.

En fait, le déchiffrement des textes mayas auquel ont contribué – organisés en grands réseaux, spécialement durant la décennie 1990 — amateurs éclairés et professionnels — en particulier, enfin, de vrais linguistes ! —, ce déchiffrement a eu pour résultat que, de nos jours, beaucoup de textes sont lus, phonétiquement au moins, même s’ils ne sont pas toujours bien compris. Lire n’est pas forcément comprendre !

Quant au déchiffrement de l’écriture nahuatl, il n’a pas connu de tels progrès. Pendant longtemps, à vrai dire, on regarda cette dernière écriture comme limitée, les hiéroglyphes y transcrivant essentiellement un nombre réduit d’éléments : des noms de personnes, humaines et divines, de lieux, de rares objets, des chiffres, des dates et des unités calendaires. En outre, ces signes, dans les codex notamment, apparaissaient le plus souvent au sein de scènes, où semblaient représentées les actions elles-mêmes : « écrites » donc, mais d’une manière différente, qu’on a baptisée « pictographie narrative». La présence de ces images dans les livres de la tradition autochtone nahuatl ainsi que les doutes qui continuèrent à être émis sur l’existence d’un vrai phonétisme dans les hiéroglyphes de ces mêmes livres permirent à certains de parler longtemps, dans ce cas, de « non-écriture ». Une position que des travaux plus récents démontèrent. Mais on ne saurait, en contrepartie, oublier que de nombreux documents mayas présentant des textes hiéroglyphiques portent aussi très souvent des images. D’ailleurs, sur bien des stèles, les textes hiéroglyphiques sont laconiques et on peut penser que les représentations figurées qui les accompagnaient étaient, pour beaucoup, des substituts ou, pour quelques-uns, des compléments des textes en question. Il existe, au reste, des inscriptions que Stephen Houston n’hésite pas à qualifier d’ugly writings. Et ne parlons même pas de l’existence de ce que l’on nomme des « pseudo-glyphes », indice certain du prestige des écrits, mais des écrits inaccessibles au plus grand nombre.

L’écriture, bien présente chez les Mayas comme chez les Aztèques et qui s’appuyait dans les deux cas sur des systèmes de notation somme toute assez voisins au moins dans leur composantes principales (logogrammes et phonogrammes), n’était lue en effet apparemment que par bien peu d’individus — on avance le chiffre de 1% des populations. Quant à ceux qui savaient écrire et qui usaient d’ailleurs parfois de formes complexes qui n’ont pas été sans poser des problèmes aux épigraphistes (avec l’utilisation, par exemple, de nombreuses variantes glyphiques chez les Mayas et le recours fréquent à des notations avec abréviations en nahuatl), ils étaient, bien sûr, beaucoup moins nombreux encore.

De là peut-être la validité d’une formule qui n’est donc pas neuve : le poids des mots, le choc des images…