Coupoles Thomas Römer : “Homme et femme il les créa” La complémentarité entre le masculin et le féminin dans les deux récits de création de la Bible

Thomas Römer : “Homme et femme il les créa” La complémentarité entre le masculin et le féminin dans les deux récits de création de la Bible

La question des origines de l’être humain préoccupe les religions, les systèmes philosophiques et, bien sûr, aussi la science. Dans les grands récits de création du Proche-Orient ancien, la question de la création de l’être humain s’accompagne d’une réflexion sur son lien avec les dieux.

Dans les deux grandes épopées mésopotamiennes, Enuma Elish et Athrahasis, les humains sont créés avec de l’argile, mais l’être humain ne devient vivant que grâce au sang, mêlé à l’argile, d’un dieu mis à mort.Selon l’épopée d’Enuma Elish, l’humanité est créée à partir du sang d’un dieu rebelle :« Ils l’enchaînèrent et le tinrent devant Ea, ils lui imposèrent le châtiment, ayant tranché ses veines. De son sang, il créa l’humanité, il lui imposa la corvée des dieux » (VI, 31-34). De manière similaire, dans le mythe d’Athrahasis, « avec la chair de ce dieu que Nintou (la déesse de la vie) mélange d’argile afin que le dieu même et l’homme se trouvent mélangés ensemble dans l’argile » (lignes 210-216). Ensuite la déesse découpe 14 morceaux d’argile : elle fabrique ainsi sept mâles et sept femelles qui sont à l’origine de l’humanité. L’épopée mésopotamienne décrit ainsi l’origine des êtres humains d’emblée dans une altérité sexuelle. Les humains sont créés immédiatement mâles et femelles, et ils ont en eux une « essence divine ».

Dans la Bible hébraïque, la réflexion sur l’origine des êtres humains apparaît plus complexe. D’abord, et cela a depuis longtemps intrigué les commentateurs, on trouve dans les trois premiers chapitres du livre de la Genèse deux récits de création qui présentent l’origine de l’homme et de la femme de manière différente. Dans le premier récit (Gn 1,1–2,3), l’homme et la femme sont créés en même temps, alors que dans le deuxième récit (Gn 1,4–3,24), il n’y a, selon la lecture traditionnelle du récit, que l’homme à l’origine, alors que la femme serait créée bien plus tard, après les animaux. Cette compréhension mérite cependant un nouvel examen. Nous le verrons, les deux récits sur l’origine de l’être humain ont été combinés par des rédacteurs ultérieurs puisqu’ils réfléchissent tous les deux sur la complémentarité du masculin et du féminin.

Le premier récit (Genèse 1,1–2,3) inscrit la création du monde et des humains dans le cadre chronologique d’une semaine, six jours de travail divin et un jour de repos. Le style, le langage, la vision du monde et les préoccupations exprimées par ce texte indiquent qu’il provient de prêtres judéens exilés à Babylone à la suite de la destruction de Jérusalem en 587 avant l’ère chrétienne ou revenus de Babylone, probablement vers la fin du VIe ou le début du Ve siècle. Ces prêtres ont eu connaissance, lors de leur séjour à Babylone, des cosmogonies ainsi que des réflexions mathématiques et astrologiques des Babyloniens. Ils ont donc repris le savoir et les concepts de cette civilisation tout en les adaptant à la théologie du judaïsme naissant.La création se met en place, dans ce récit, selon un rythme qui n’est que rarement interrompu. Ce texte est scandé par une parole créatrice : « Dieu dit : … ». On trouve aussi régulièrement une formule de confirmation : « Il en fut ainsi », qui peut être combinée avec une remarque concernant l’action divine (« et Dieu fit ») ou la participation d’un des éléments créés (« que la terre produise ») ainsi qu’une formule d’appréciation : « Dieu vit que cela était bon. » S’y ajoute l’appellation et le comptage des jours : « Il y eut un soir, il y eut un matin : n-ième jour. » Le récit de Genèse 1 présente ainsi l’œuvre créatrice d’une manière très ordonnée et harmonieuse.

Cependant au moment de la création de l’être humain, au 6e jour, ce rythme paisible et ordonné est interrompu. Au moment où Dieu, appelé en Genèse 1 elohîm, décide de créer l’homme, on trouve un discours au pluriel (Gn 1,26-27) : « Dieu (‘elohîm) dit : faisons un être humain à notre image, selon notre modèle (à notre ressemblance). Il subjuguera le poisson de la mer, l’oiseau du ciel et l’animal, tout (ce qui vit sur) la terre, toutes les bestioles qui fourmillent sur la terre. Alors Dieu créa l’homme à son image, à l’image de dieu il le créa, mâle et femelle il les créa. » Le pluriel dans cette délibération est étonnant et mérite explication. Certains commentateurs ont voulu l’expliquer par un pluriel de majesté. Mais cette forme de style n’est pas répandue en hébreu biblique. On pourrait alors imaginer une sorte de cour céleste où le dieu suprême s’adresse à ses ministres, comme c’est, par exemple, le cas dans le prologue au livre de Job. Mais cela n’explique pas le fait que Dieu, dans la suite, crée en même temps un mâle et une femelle à son image (au pluriel). Le pluriel « faisons l’homme à notre image » pourrait du coup refléter un couple divin.

Il ne fait guère de doute que Yahvé, le dieu d’Israël, durant la première partie du premier millénaire avant l’ère chrétienne, était vénéré, dans certains milieux, en compagnie d’une parèdre, d’une déesse, dont le nom était Ashéra, déesse qui apparaît dans le livre de Jérémie sous le nom de « Reine du ciel ». Plus tard, après la destruction de Jérusalem et de son temple, lorsque les théologiens en exil et à Jérusalem comprennent que le dieu d’Israël n’est pas le dieu tutélaire d’un peuple mais le dieu unique, la déesse qui lui avait été associée disparaît. Néanmoins, il est fort possible que le premier récit de création garde le souvenir du couple divin et le transpose désormais sur le couple humain. Pour les auteurs de Genèse 1, Dieu avait sans doute déjà « perdu » sa femme. Mais d’une manière consciente ou inconsciente, ils avaient vu dans le couple humain un reflet ou peut-être mieux : une sublimation du couple divin.Dans le premier chapitre de la Bible « Dieu » est appelé « ’elohim », c’est un mot qui peut être compris soit comme un singulier soit comme un pluriel. Le dieu « ’elohim » exprime donc une unité qui inclut en elle la diversité des représentations du divin et aussi l’altérité du masculin et du féminin. On pourrait même parler d’un « monothéisme inclusif » pour lequel le dieu unique peut être représenté aussi par un couple divin.En quoi l’homme et la femme sont-ils alors « image » du ou des dieux ?Cette question a occupé, des siècles durant, des théologiens et des philosophes. Dans le contexte du Proche-Orient ancien, cette question ne paraît pas si compliquée. Rappelons que les récits de création mésopotamiens donnent aux hommes une composante divine via le sang. Ici, nous avons à la place du sang, l’idée de l’image. L’être humain est lié à Dieu puisqu’il est son représentant.

En Égypte et en Mésopotamie, ce titre « image du dieu » est un titre royal. Il indique que le roi reflète la divinité face au peuple, il est son représentant sur terre, le médiateur entre le dieu et le peuple.Puisque le texte de Genèse 1 a été écrit à un moment où il n’y avait plus de roi en Israël, on peut comprendre l’application de ce titre à toute l’humanité comme une sorte de « démocratisation » de l’idéologie royale. Par l’ordre donné de « soumettre », cette fonction royale de l’être humain est encore soulignée.

Le couple humain, en tant qu’image d’’elohîm a deux fonctions : la procréation et le gouvernement. Mais la soumission des animaux n’implique pas (encore) que les hommes les tuent pour les manger ni que les animaux s’entretuent. Selon Genèse 1, l’homme et l’animal sont en effet créés végétariens, et c’est seulement après le déluge que Dieu concède la consommation de viande.Le premier récit de la Bible véhicule donc une image de Dieu et des humains qui est très éloignée des représentations artistiques d’un dieu créateur, seul, vieillard et barbu. L’image de Dieu, selon Genèse 1, est à la fois masculine et féminine. À une époque où la femme devait se soumettre à l’homme, c’est une idée assez révolutionnaire.

Qu’en est-il alors de l’histoire dite d’Adam et Ève ou de l’expulsion du paradis ? Dans cette histoire, probablement plus ancienne que la première, Dieu, appelé ici Yahvé crée d’abord un être humain, adam, le « terreux », puisque formé à partir de la terre, ’adamâ. Alors que, dans les mythes mésopotamiens, les humains sont formés par un mélange d’argile et de sang divin, en Gn 2, la composante divine est le « souffle » de Yahvé. Cependant l’allusion au sang n’a pas totalement disparu car le lexème ’adam n’évoque pas seulement le terme de ’adamâ mais aussi celui de dam (sang). Ce premier être humain est-il mâle ? Notons d’abord que ’adam n’est pas (encore) utilisé comme nom propre mais comme un nom générique pour désigner l’être humain. D’où l’idée rabbinique selon laquelle le premier être humain aurait été créé comme un être asexué, voire androgyne.

En effet, la différenciation entre le masculin et le féminin n’intervient que plus tard et, comme en Genèse 1, après la création des animaux. Suite au constat anthropologique selon lequel l’homme n’est pas fait pour rester seul, Yahvé crée curieusement d’abord les animaux, non pas pour qu’ils servent de nourriture à l’homme mais comme un vis-à-vis potentiel. C’est seulement après que adam a nommé les animaux, signe de sa supériorité sur eux, que Yahvé crée la femme. Pour être plus précis il faudrait cependant parler non pas de la création de la femme, mais d’une sorte de différenciation sexuelle.

Contrairement à une compréhension courante, la femme n’est pas créée de la « côte » de l’homme, le terme hébreu signifie plutôt « le côté, la face » et renvoie ainsi à une sorte de dédoublement.

Car c’est seulement après cet acte que l’auteur utilise les termes ’ish (homme, mâle) et ’ishshâ (femme) pour parler du premier couple humain. Mais la différenciation n’est pas encore complète. Selon le récit, l’homme et la femme vivent dans le jardin dans un état de sexualité indifférenciée ; ils sont nus, mais ne s’en rendent pas compte.

C’est seulement suite à la transgression de l’interdit touchant les fruits de l’arbre au milieu du jardin, provoquée par le serpent, que la différenciation entre l’homme et la femme est définitivement acquise. Le serpent avait promis à la femme que le premier couple humain deviendrait comme des dieux, par la connaissance du bien et du mal. Or, la connaissance que l’homme et la femme acquièrent après avoir mangé le fruit concerne leur nudité et donc leur différence sexuelle. L’homme et surtout la femme sont devenus comme des dieux par leur pouvoir de procréer, de donner la vie.

L’expulsion du jardin est certes présentée comme une punition, mais c’est en même temps une nécessité. Les sanctions divines, l’enfantement dans la douleur, l’hostilité entre les animaux et les humains, le travail pénible, ainsi que la mort, décrivent en effet la condition humaine telle que la vivaient les premiers destinataires du récit. En même temps, la sortie du jardin est la condition sine qua non pour que la complémentarité entre l’homme et la femme puisse se réaliser dans la mise en place de l’histoire de l’humanité via la succession des générations. C’est seulement après la sortie du jardin que l’homme appelle la femme Ḥawwâ, Ève, la vivante ou celle qui peut donner la vie. Ainsi donc, le deuxième récit de la création de l’homme et de la femme n’est pas, comme le veut une certaine tradition chrétienne, une étiologie du « péché originel », mais davantage une réflexion sur la condition et l’autonomie humaines.

Lors de la compilation de la Torah, du Pentateuque, qui est intervenu entre 350 et 300 avant l’ère chrétienne, les rédacteurs ont combiné les deux récits sur la création de l’homme et de la femme. Ils ne souhaitaient pas choisir un récit au détriment de l’autre, les considérant sans doute comme complémentaires. En plaçant le récit sacerdotal en premier les rédacteurs du Pentateuque ont voulu insister d’emblée sur le fait que l’idée d’image de Dieu s’applique aussi bien aux hommes qu’aux femmes (n’en déplaise à Thomas d’Aquin !). Ainsi les deux récits qui ouvrent la Bible hébraïque, réfléchissent à la nécessité mais aussi à la difficulté de cette altérité entre le masculin et le féminin.