Fouilles archéologiques Mission Archéologique du Sud-Est Jordanien – MASEJ (Jordanie)

Présentation

 

La Mission Archéologique du Sud-Est Jordanien (MASEJ) a été établie en 2012 dans le cadre d’une coopération scientifique instaurée entre l’Institut Français du Proche-Orient (Ifpo-Amman) et la Faculté d’Archéologie de l’Université al-Hussein Bin Talal (AHU, Ma’an – Jordanie).

 

 

Financée depuis 2012 par des appels d’offres successifs du CNRS ainsi que par l’AHU, la mission a pris une dimension nouvelle, grâce au financement depuis 2016 de la Commission Consultative des Recherches Archéologiques à l’étranger du Ministère de l’Europe et des Affaires Etrangères (MEAE).

 

 

Co-dirigée par Wael Abu-Azizeh (IFPO) et Mohammad Tarawneh (Université Al-Hussein Bin-Talal), elle présente une dimension interdisciplinaire, grâce à une série de collaborations scientifiques internationales établies dans les domaines de la géo-archéologie et de l’étude environnementale, de la géographie, de l’archéobotanique, de l’archéozoologie, de l’anthropologie funéraire, ou encore de l’étude de la culture matérielle et du mobilier lithique.

 

Les « Desert kites » : chasses de masse au Néolithique

En 2013, la MASEJ a identifié les premières traces de pièges de chasse de masse, connus sous le nom de « Desert kites » et attribués à la Préhistoire récente, dans ce secteur reculé du désert du sud-est jordanien. Ces structures sont très répandues au Moyen-Orient et dans les régions arides du sud-ouest de l’Asie (en particulier sur une zone couvrant le centre de l’Arabie Saoudite, la Jordanie, la Syrie, l’Arménie, la Turquie jusqu’au Kazakhstan). Les « Desert kites » sont spectaculaires : constitués de deux murs convergents vers un enclos, ces méga structures peuvent atteindre plusieurs kilomètres de long, et elles sont parfois organisées en chaînes continues et ininterrompues de structures identiques. Dans le secteur des Jibal al-Khashabiyeh, c’est une chaîne de 8 « kites », s’étendant du nord vers le sud sur près de 20 km de distance (Fig. 3 et 4).

 

Les fouilles réalisées sur les kites du secteur des Jibal al-Khashabiyeh ont permis l’identification de structures de pièges matérialisés par des fosses circulaires profondes sur le pourtour des enclos, confirmant ainsi la fonction cynégétique de ces installations (Fig. 5). Par ailleurs, tandis que la plupart des travaux récents tendent à attribuer ces structures aux IVe-IIIe millénaires av. J.-C., la MASEJ a pu dater les « kites » des Jibal al-Khashabiyeh du Néolithique, vers 7000 av. J.-C. (Néolithique Pré-Céramique B récent, PPNB récent, grâce à des datations radiocarbone et OSL), faisant ainsi remonter l’origine de ce phénomène à une période bien antérieure à ce qui était jusqu’ici envisagé.

 

Les kites du secteur de Jibal al-Khashabiyeh sont de fait les plus anciennes structures construites à grande échelle connues à l’heure actuelle au monde. Ces résultats ont des implications considérables pour notre compréhension des développements humains dans ces régions, puisqu’ils attestent de l’émergence de stratégies de chasse de masse sophistiquées, insoupçonnées dans un contexte chronologique aussi précoce, et nécessitant une organisation collaborative des groupes humains. Ils mettent en évidence une exploitation des ressources animales au-delà de la simple consommation du groupe, impliquant des échanges avec les populations des régions voisines. Ces stratégies sont la marque d’une véritable économie de production basée sur les produits de chasses collectives intensives, et reflètent des formes alternatives de Néolithisation, en marge des mutations profondes qui prennent forme dans le « Croissant fertile ».

L’occupation associée au « Desert kites » : caractérisation d’un façiès chrono-culturel

 

L’aspect le plus significatif des résultats des recherches menées par la MASEJ ces dernières années est certainement la découverte, pour la première fois au Proche-Orient, d’une occupation directement associée aux populations de chasseurs utilisant les « Desert kites ».

 

Si le lien entre les sites d’occupation et les kites est corroboré par un faisceau de preuves (la proximité géographique des campements et des « kites », la contemporanéité chronologique des deux types de sites, et les traces matérielles identifiées au sein des campements, notamment les quantités hors norme d’ossements de gazelles provenant du traitement des produits de ces chasses), le travail sur les campements fournit des informations inestimables sur l’organisation socio-économique et le contexte techno-culturel de ces groupes humains impliqués dans ces stratégies de chasse.

 

Les sites d’occupation, représentés par diverses organisations d’unité d’habitation subcirculaires semi-enterrées (Fig. 6), livrent pendant les fouilles une culture matérielle extrêmement riche et diversifiée, comprenant notamment une industrie lithique spécifique (Fig. 7), conduisant l’équipe à définir cette forme d’occupation comme un façiès chrono-culturel distinct, inconnu jusqu’ici, désigné sous le nom de « Ghassanien » (en référence à un toponyme local). Alors que dans les régions voisines du « Croissant fertile » les communautés sédentaires villageoises pratiquent à cette période l’agriculture et l’élevage, il apparaît clairement à travers ces nouveaux résultats que les « Ghassaniens » étaient des chasseurs spécialisés, pour lesquels la chasse de masse à la gazelle à l’aide des pièges de « kites » était au cœur de la vie culturelle, économique et symbolique dans ces régions de marges.

 

Découverte majeure d’une installation rituelle unique attribuée aux chasseurs « Ghassaniens »

 

Au cours de la campagne 2021 de la MASEJ, les archéologues ont découvert une installation rituelle complexe, dans un état de préservation exceptionnel, dans l’un des campements de chasseurs « Ghassaniens » (Fig. 8). Comme les « kites » associés, cette installation est datée du Néolithique, aux alentours de 7000 av. J.-C. Cette installation est constituée de deux stèles dressées portant des représentations anthropomorphes (Fig. 9). La plus grande des deux (env. 1,12 m de haut) porte également une représentation de « Desert kite » imbriquée avec le visage humain. La seconde stèle dressée (env. 70 cm de haut) présente une figure humaine finement travaillée (Fig. 10). A l’arrière des deux pierres dressées, un dépôt structuré a été identifié. Il était composé de près de 150 fossiles marins dont de nombreux étaient soigneusement agencés, fichés verticalement suivant une orientation spécifique, aux côtés d’une variété de pierres naturelles aux formes inhabituelles, ainsi que d’un certain nombre d’artefacts travaillés peu courants, incluant notamment des figurines animales et des objets en silex hors normes (Fig. 11). Ces différents éléments constitutifs, comprenant également une pierre d’autel associée à un foyer, étaient organisés à l’intérieur d’un modèle réduit représentant un « Desert kite », aménagé à l’aide de pierres au centre du campement. C’est la seule maquette architecturale de ce type connue à l’heure actuelle en contexte Néolithique.

 

Cette découverte est sans précédent, dans la mesure où elle constitue un témoignage unique d’un aménagement rituel complexe, remontant au Néolithique. Chaque élément constitutif de l’installation est remarquable en soi. Les grandes stèles dressées anthropomorphes sont peu courantes dans le contexte du Néolithique Proche-Oriental, et les nouveaux exemples découverts apportent un témoignage rare de certaines formes artistiques les plus anciennes connues au Proche-Orient. La nature rituelle du dépôt est évidente, intégrant une utilisation inattendue de fossiles marins dans la sphère symbolique et spirituelle Néolithique. L’autel et son foyer associé suggèrent que certaines formes d’offrandes sacrificielles ont pu être impliquées dans les pratiques rituelles. La récurrence de la symbolique en référence aux « Desert kites », qu’il s’agisse de la représentation de kite sur la stèle ou plus encore de la maquette architecturale formant le socle de l’installation rituelle, indique que la chasse de masse et l’usage des « Desert kites » étaient enracinés dans les pratiques rituelles. La symbolique sacrée et les pratiques rituelles attestées étaient vraisemblablement destinées à solliciter les forces supranaturelles pour le succès des chasses et une abondance du gibier. En cela, l’installation découverte n’est pas simplement unique en raison de son état de conservation exceptionnel, mais aussi parce qu’elle jette une lumière entièrement nouvelle sur le symbolisme, l’expression artistique et la culture spirituelle de ces populations Néolithiques spécialisées dans la chasse de masse des gazelles à l’aide des « Desert kites ».

 

La poursuite des travaux sur les établissements d’occupation des chasseurs utilisant les « Desert kites » permettra d’aller plus loin dans la caractérisation de ce façiès chrono-culturel Néolithique, des implications socio-économiques de ces stratégies de chasse de masse, et du rôle qu’elles ont pu tenir dans la sphère symbolique et spirituelle de ces populations. Au cours des deux prochaines campagnes (2022-2023), les travaux porteront en particulier sur l’étude d’un nouveau site d’occupation, permettant de compléter l’échantillonnage initié. Ces fouilles devront notamment permettre de mieux comprendre l’organisation d’ensemble du système occupation/chasse, la temporalité de l’occupation, et la nature des liens entre ces différents campements de chasse.

 

 

 

 

 

Wael Abu-Azizeh, archéologue, responsable de l’antenne de l’Institut français au Proche-Orient (Ifpo) à Jérusalem, chercheur associé au laboratoire Archéorient (UMR 5133).
wabuazizeh@gmail.com

Mohammad Tarawneh, Professeur à l’Université Al-Hussein Bin Talal, Petra College for Tourism and Archaeolgy, Nabataean Center for Archaeological Studies.
mohnaram_tara@yahoo.com

 

Liens complémentaires :

 

Pour en savoir plus :

Site internet de la mission : https://sebapjordan.com/

Wael Abu-Azizeh. Préhistoire récente en marge du « Croissant fertile » : le programme de la MASEJ, ArchéOrient – Le Blog, 25 mars 2016, [En ligne] https://archeorient.hypotheses.org/5761

 

Bibliographie :

  • W. Abu-Azizeh, M. Tarawneh, R. Crassard, J. A. Sánchez Priego, “Discovery and Excavation of Desert Kites in the Southeastern Badia of Jordan” in A. Betts et P. van Pelt éd., The Gazelle’s Dream. Game Drives of the Old and New Worlds, Sydney, University of Sydney Press, 2021, p. 225-251.
  • W. Abu-Azizeh, M. Tarawneh, “Out of the Harra : Desert kites in Southeastern Jordan. New results from the South Eastern Badia Archaeological Project”, Arabian Archaeology and Epigraphy 6, 2015, p. 95-119.
  • W. Abu-Azizeh et M. Tarawneh éd., Recherches actuelles sur l’occupation des périphéries désertiques de la Jordanie aux périodes protohistoriques, Actes de la table ronde internationale organisée en coopération avec l’IFPO et la Faculté d’Archéologie de l’Université al-Hussein Bin Talal (Wadi Mussa, 11-13 Juillet 2011). Dossier thématique, Syria, 90, 2013, p. 9-254.
  • O. Barge, W. Abu-Azizeh, J.-E. Brochier, R. Crassard, R. et E. Régagnon, “Desert-kites et constructions apparentées : découvertes récentes et mise à jour de l’extension géographique”, Paléorient 46/1-2, 2020, p. 179-200.
  • R. Crassard, J. A. Sánchez Priego, F. Pichon, W. Abu-Azizeh, M. Tarawneh (sous presse) – “The Ghassanian techno-complex : Late/Final PPNB lithic assemblages from desert kite-associated occupation sites in Jibal al-Khashabiyeh, south-eastern Jordan”, in Proceedings of the 9th International Conference on the PPN Chipped and Ground Stone Industries of the Near East.
  • R. Crassard, W. Abu-Azizeh, O. Barge, J.-E. Brochier, J. Chahoud, E. Régagnon, “The Use of Desert Kites as Hunting Mega-Traps : Functional Evidence and Potential Impacts on Socioeconomic and Ecological Spheres”, Journal of World Prehistory, 2022. https://doi.org/10.1007/s10963-022-…
  • M. Tarawneh, W. Abu-Azizeh, F. Abudanah, R. Crassard, “Les pièges de kites et l’occupation de chasseurs associés. Résultats de la Mission Archéologique du Sud-Est Jordanien dans le secteur des J. al-Khashabiyeh” (en arabe), Al-Hussein Bin Talal’s Journal of Research 3/2, 2017, p. 54-81.
  • M. Tarawneh, W. Abu-Azizeh, F. Abudanah, “Results of the Surveys and Excavations of the Southeastern Badia Archaeological Project in the Region of al-Thulaythuwat al-Janubiyah 2010-2015” (en arabe), Jordan Journal for Archaeology and History 11/1, 2017, p. 73-93.

 

Légendes des illustrations :

  • Fig.1 : Carte de localisation du secteur des Jibal al-Khashabiyeh dans le sud-est jordanien désertique (© Mission Archéologique du Sud-Est Jordanien).
  • Fig.2 : Vue d’ensemble de la fouille sur le site JKSH P52, secteur des Jibal al-Khashabiyeh (© Mission Archéologique du Sud-Est Jordanien).
  • Fig.3 : Carte de distribution des « Desert kites » et des établissements d’occupation associés identifiés dans le secteur des Jibal al-Khashabiyeh (© Mission Archéologique du Sud-Est Jordanien).
  • Fig.4 : Plan d’ensemble et détail d’un « Desert kite » (JKSH 04) identifié dans le secteur des Jibal al-Khashabiyeh (© Mission Archéologique du Sud-Est Jordanien, Google Earth / Bing Maps).
  • Fig.5 : Vues d’ensemble, plan et coupe de la fouille d’une structure de piège en fosse associée au « kite » JKSH 04 (© Mission Archéologique du Sud-Est Jordanien).
  • Fig.6 : Ortho-photomosaïque du site d’occupation JKSH P52. Un établissement de chasseurs associé à l’utilisation des « Desert kites » (© Mission Archéologique du Sud-Est Jordanien).
  • Fig.7 : Planche de mobilier lithique caractéristique du façiès chrono-culturel « Ghassanien » (© Mission Archéologique du Sud-Est Jordanien).
  • Fig.8 : Vue générale de l’installation rituelle découverte sur le site JKSH P52, secteur des Jibal al-Khashabiyeh (© Mission Archéologique du Sud-Est Jordanien).
  • Fig.9 : Détail des deux stèles dressées dites de “Abu Ghassan” et de “Ghassan”, et du dépôt rituel de fossiles marins à l’arrière-plan, sur le site JKSH P52, secteur des Jibal al-Khashabiyeh (© Mission Archéologique du Sud-Est Jordanien).
  • Fig.10 : Vues de détail de la stèle dressée dite de “Ghassan” sur le site JKSH P52, secteur des Jibal al-Khashabiyeh (© Mission Archéologique du Sud-Est Jordanien).
  • Fig.11 : Vue détaillée du dépôt de fossiles marins à l’intérieur de l’installation rituelle découverte sur le site JKSH P52, secteur des Jibal al-Khashabiyeh (© Mission Archéologique du Sud-Est Jordanien).