Actions pédagogiques 17 mars 2017 : rencontre avec Michel BUR
Le 17 mars 2017, l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres a accueilli une classe de seconde du Lycée Condorcet (Paris), accompagnée de deux de ses professeurs, Mmes Delphine Vincent et Laurence Fallavier, pour une visite guidée de l’Institut, suivie d’une conférence et d’un échange avec M. Michel Bur, membre de l’Académie.
LA VISITE
Les élèves du Lycée Condorcet ont d’abord visité la Coupole avec M. Matthieu Guyot, professeur détaché auprès de l’AIBL, qui leur a présenté l’histoire du Palais de l’Institut, depuis la fondation du Collège des quatre Nations jusqu’à aujourd’hui, ainsi que celle de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. La classe a pu ensuite découvrir la Bibliothèque de l’Institut, où Mme Françoise Bérard, conservatrice générale et directrice de la Bibliothèque, lui a présenté l’histoire de celle-ci et certains de ses plus rares documents. L’ensemble des élèves ont ensuite rejoint le salon Bonnefous, où les accueillis M. Michel Bur, membre de l’Académie, qui leur a présenté la conférence dont on trouvera un résumé ci-dessous.
L’EXPOSÉ
La féodalité, le mot et la chose
(Résumé de la conférence de M. Michel Bur, membre de l’Académie des inscriptions et Belles-Lettres)
Cet exposé s’attachera essentiellement au mot de « féodalité », car, si l’on savait le sens des mots, le travail des historiens serait terminé. On s’en tiendra par conséquent au vocabulaire et à ce qu’il signifie.
Au XVIIe siècle apparaît l’adjectif « féodal ». Le substantif qui correspond à « féodal » est « fief », c’est-à-dire une tenure d’un type particulier qu’un homme donne à un autre contre des services. Au XVIIe siècle, le substantif « féodalité » apparaît, sous la plume de Montesquieu ou de Voltaire, mais sous ce terme ces auteurs mettent un peu n’importe quoi se rapportant au Moyen Âge. Finalement, tout devient un peu plus compliqué – et un peu plus faux – lorsque le 4 août 1789, les Constituants, dans un grand mouvement d’enthousiasme, abolissent « la féodalité ». La nuit du 4 août est certes très importante, mais l’expression « abolition de la féodalité » comporte un contresens. En effet, qu’abolit-on cette nuit-là ? Non pas la féodalité, puisque cette dernière est pratiquement morte au XVIIe siècle, mais les restes du régime seigneurial. C’est ce régime qu’on abolit en 1789, sous ses deux aspects principaux :
– Le premier est l’aspect que l’on a pris l’habitude d’appeler « banal ». Le droit de ban est le droit de commander, contraindre et punir. C’est le droit seigneurial par excellence. Il en découle des droits de justice plus ou moins importants et durables. Il en découle également des droits économiques – règlementation de certains marchés et de certaines foires –, et aussi ce qu’on appelle des « banalités » : obligation d’aller moudre au moulin du seigneur, d’utiliser le four dit « banal » ; le seigneur a le droit à avoir un colombier et beaucoup de pigeons, ce qui crée des problèmes parce que ses pigeons vont picorer les graines que les paysans sèment au printemps… ; il a également des privilèges de chasse – seuls les seigneurs peuvent tuer les gros animaux. Tout cela entraîne toutes sortes de vexations pour le monde rural.
– S’y ajoutent des droits découlant non pas de la seigneurie banale, mais de la seigneurie foncière. Les seigneurs en effet possèdent la terre, mais ils l’ont donnée à cultiver aux paysans sous forme de tenures, qui passent de générations en générations, les paysans s’en estimant à la longue propriétaires. Néanmoins, ils doivent chaque année au seigneur une redevance en argent (le cens) et en nature, sur les gerbes de blé (le champart). Ces redevances avaient peu à peu perdu beaucoup de leur valeur, en particulier le cens. Du coup, au XVIIIe siècle, un certain nombre de seigneurs ont procédé à la réfection de leur livre terrier, dans lequel figuraient le nom des paysans, la terre qu’ils exploitaient et ce qu’ils devaient pour l’exploitation de cette terre. La réfection des livres terriers a profondément heurté les masses paysannes, qui n’admettaient pas que l’on augmente brutalement leur impôt.
C’est en fait cet ensemble de privilèges et d’autres encore que les Constituants abolissent entre le 4 et le 11 août. Le régime seigneurial, dès lors, n’existe plus.
On s’attendrait, par conséquent à ce que l’on ne parle plus de féodalité après cette date. Le mot, pourtant, réapparaît sous la plume de Marx. Plus exactement, Marx parle de « féodalisme », car il estime qu’entre l’esclavagisme de l’Antiquité et le capitalisme du XIXe siècle s’étend la période du « féodalisme », caractérisée par la domination des puissants et des riches sur les pauvres qui les font vivre en travaillant la terre.
Une fois identifié ce contresens, qui a prévalu pendant le XIXe et le début du XXe siècle, il faut se demander ce qu’est en réalité la féodalité, étant entendu qu’elle n’est pas ce que l’on vient d’évoquer.
La féodalité, elle, est un régime institutionnel qui lie entre eux un homme de l’aristocratie guerrière, puissant et riche, et un autre homme qui estime ne pas avoir de quoi vivre et qui a besoin de protection. Celui qui accorde sa protection et qui donne au solliciteur ce dont il a besoin est le dominus, en latin classique. En latin courant, on l’appelle le senior, mot qui désigne dans le langage courant le patron par rapport à un subordonné, le père par rapport au fils, le vieux par rapport au jeune, celui qui a une autorité naturelle ou issue de son âge, de son expérience et, surtout, de sa richesse.
Comment la féodalité apparaît-elle dans l’histoire ?
Au début du VIIIe siècle, à l’époque mérovingienne, tous les contrats sont oraux, faits de paroles et de gestes devant des témoins. On a conservé un texte, la « Formule de Tours », qui nous décrit la « recommandation » d’un homme faible, sans moyens, à un homme puissant et riche qui lui procure protection et moyens de subsistance. Cette recommandation est viagère : elle dure aussi longtemps que la vie du patron ou de celui qui est devenu son vassal (vassus). La Formule de Tours dit en substance ceci : « Comme je n’ai pas de quoi vivre, je me livre – ou me recommande –, à vous, afin que vous me donniez le nécessaire, et aussi longtemps que je vivrai je vous servirai comme vous l’entendrez et comme peut le faire un homme libre ». Celui qui devient vassal d’un seigneur réserve sa liberté et ne tombe pas dans l’esclavage ni dans le servage. Il s’engage par un contrat privé tout en demeurant un homme libre. Voilà donc en gros de quelle manière les choses commencent.
Les puissants, quant à eux, accueillent ceux qui viennent se recommander, comme il est dit, « par la main » (on ignore la nature exacte de ce geste), parce qu’ils ont besoin d’un personnel domestique dans les grandes villas de l’époque mérovingienne, de gardiens qui surveilleront les travailleurs sur les domaines et surtout – car l’époque est extrêmement troublée – d’une garde personnelle, pour ne pas dire de « gorilles » pour les protéger. Le vassal, homme libre, a donc le droit de porter des armes et devient souvent une sorte de guerrier privé au service de son seigneur.
Plus tard, sous les Carolingiens (VIIIe-Xe siècles), ce qui était un contrat privé devient une institution quasi publique. Les Carolingiens, en 752, supplantent les Mérovingiens, grâce aux immenses biens qu’ils possèdent dans la région qui va de Cologne à Metz et à Liège et aux nombreux vassaux dont ils ont reçu la recommandation ; c’est avec ces bandes de guerriers privés que Charles Martel réussit à s’assurer le pouvoir.
Mais Charlemagne, ses fils et ses petits-fils constatent qu’il est très difficile d’administrer un immense empire formé d’environ 300 comtés. Dans chacun de ces comtés, il y a un officier royal, une sorte de préfet, le comte, nommé pour administrer le comté tout en jouissant de grands domaines attachés à la fonction. Or, ces personnages, généralement issus de grandes familles, ne sont pas pressés d’obéir aux ordres du souverain et, surtout, ont tendance à s’enraciner dans leur circonscription alors qu’ils sont censés être mobiles. Les rois carolingiens jugent alors que ces comtes obéiraient mieux s’ils devenaient leurs vassaux et les regardaient comme leurs seigneurs propres. Mais puisque le roi y est engagé, ce qui était jusqu’alors un contrat privé devient ainsi un contrat public. Cette stratégie se révèlera néanmoins malavisée, car les comtes, devenus vassaux du roi, estimeront que leurs fils doivent hériter de leur fonction, ce qui va générer une tendance à l’hérédité des charges tout au long du IXe siècle, les familles mettant souvent la main sur plusieurs comtés et regardant la rémunération du comte comme un bénéfice qui leur appartient. On constate ainsi un enracinement de l’aristocratie comtale, lié à la possession héréditaire du bénéfice, qui sera reconnu plus ou moins clairement par Charles le Chauve dès 877 (dans le Capitulaire de Quierzy).
Peu à peu la monarchie carolingienne, à force de distribuer les terres du fisc et les siennes propres pour entretenir les fidélités, s’appauvrit et disparaît à la fin du Xe siècle tandis que l’aristocratie, qui s’est emparé du pouvoir, se maintient et s’approprie cette nouvelle structure politique qu’est la féodalité. Celle-ci se met en place à la fin du Xe siècle. Elle est installée autour de l’an mil. Qu’implique-t-elle ?
Quand on veut entrer dans la recommandation d’un haut personnage, on joint les mains et on les met dans les mains du seigneur, comme si celui-ci prenait possession de vous. Cette immixtio manuum déplaisait à cause de cela aux grands seigneurs, qui la jugeaient humiliante et contraire à leur liberté. Le rite de l’hommage fût donc accompagné à leur demande d’un serment de fidélité, car seuls les hommes libres pouvaient prononcer des serments sur un évangéliaire ou un reliquaire.
A son nouveau vassal – ou « fidèle » pour les grands personnages –, le seigneur doit procurer les ressources indispensables à son service. En d’autres termes il doit l’investir d’un bénéfice ou d’un fief, mot nouveau, d’origine germanique, qui peut recouvrir des pouvoirs, des terres ou des revenus. On estime que pour obtenir d’un vassal un service militaire efficace, il faut que celui-ci dispose de treize manses (exploitations) d’une quinzaine d’hectares chacun, grâce auxquels il pourra se présenter avec un équipement militaire complet (haubert, casque, lance, épée et naturellement cheval). Convoqué à l’ost, un pauvre vassal y viendrait mal équipé, incapable de contribuer au succès des opérations engagées.
Le nombre des vassaux se multipliant, certains seigneurs se préoccupent de préciser les devoirs de ceux-ci : c’est ainsi que le duc Guillaume d’Aquitaine soumet la question au juriste et évêque de Chartres, Fulbert. Celui-ci lui répond dans une lettre dont le texte a été conservé : « Vous pouvez attendre d’un vassal, lui dit-il en substance, d’abord qu’il… ne vous nuise pas (primum non nocere). A cette obligation de caractère négatif, il doit en ajouter deux autres, cette fois de nature positive : l’auxilium, c’est-à-dire une aide (essentiellement militaire mais aussi financière en cas de besoin), et le consilium, le conseil, dans le cadre de votre cour » ; en effet quand le seigneur a un problème, il faut que sa cour, composée de ses vassaux, en discute et lui donne un avis éclairé. Ce conseil est particulièrement important quand la cour est appelée à rendre la justice.
Aux XIe-XIIe siècles, la structure de la société féodale devient de plus en plus claire et hiérarchisée, depuis les très grands seigneurs, les comtes, les ducs, les châtelains, jusqu’aux arrière-vassaux (les « vavasseurs »). Dans le même temps, les fiefs sont devenus des possessions héréditaires, ce qu’ils n’étaient pas à l’origine. L’aspect réel de la féodalité l’emporte désormais sur son aspect personnel, le lien d’homme à homme.
Mais les choses se compliquent : par le jeu des mariages et des héritages, un vassal peut dépendre de plusieurs seigneurs à la fois. Il faut donc déterminer parmi eux le seigneur « lige », celui qui a la primauté sur tous les autres : le vassal rend d’abord les services attendus à son seigneur lige, généralement celui qui a donné le plus beau fief ou le plus ancien.
La plupart des grands vassaux sont les fidèles immédiats du roi, mais celui-ci refuse d’être le vassal de personne. Il se place peu à peu à la tête de la pyramide vassalique, longtemps plus théorique que réelle. Aux XIIe-XIIIe siècles, les Capétiens réussiront à faire fonctionner le régime féodal au profit de la « Couronne » (le mot apparaît sous la plume de Suger, abbé de Saint-Denis). Des circonstances exceptionnelles les y aidèrent, en particulier l’erreur commise par leur plus grand vassal, Jean sans Terre.
Roi d’Angleterre, duc de Normandie et d’Aquitaine, comte d’Anjou… , Jean sans Terre est le seigneur direct de tous les vassaux de la moitié ouest de la France (des Pyrénées jusqu’à la Flandre). Caractériel, accusé de toutes sortes de crimes, il a déjà une très mauvaise réputation quand il enlève la fiancée de l’un de ses vassaux, Isabelle d’Angoulême, promise au comte de la Marche. Il l’emmène en Angleterre et se marie avec elle. Furieux, le comte de la Marche porte plainte devant Philippe Auguste.
Celui-ci prend alors la décision de convoquer devant sa cour le roi d’Angleterre pour l’entendre et, éventuellement, le juger. Cela ne s’était jamais produit jusque alors et Jean sans Terre ne se présente pas. Il enfreint ainsi la règle qui lui imposait de répondre à la convocation de son seigneur. Son absence constatée, Philippe Auguste confisque, sur jugement de sa cour, en 1202, tous les fiefs français de Jean-sans-Terre. Il constitue ensuite une armée, entreprend la conquête de la Normandie, faisant notamment tomber Château-Gaillard, la plus grosse forteresse en amont de Rouen. La Normandie se trouve bientôt incorporée au domaine des Capétiens. Dans les dix années suivantes, le roi fait la conquête de tous les fiefs français du roi d’Angleterre (Anjou, Maine, Poitou…). Il s’arrête néanmoins quand des menaces se précisent : Jean sans Terre a pris contact avec l’empereur Otto IV, son neveu, pour monter une sorte de coalition : l’empereur descendra par le nord et Jean sans Terre remontera par le sud à partir de la Rochelle, pour prendre Paris.
Philippe Auguste divise alors son armée et en confie la moitié à son fils, le prince Louis (futur Louis VIII), qui va à la rencontre de Jean sans Terre au voisinage du château de la Roche-aux-Moines, près d’Angers. Or, à l’arrivée des troupes du prince Louis, l’imprévisible Jean sans Terre prend la fuite et le château est sauvé, les vassaux poitevins du roi d’Angleterre ayant rallié le prince Louis. Le 27 juillet 1214, Philippe écrase l’armée impériale dans la plaine de Bouvines, faisant prisonniers le comte de Flandre et le comte de Boulogne. Cette grande victoire, qui augmente considérablement la puissance du roi par rapport à celle de ses plus grands vassaux, inaugure la période dite de la monarchie féodale, durant laquelle fief et vassalité vont devenir entre les mains du roi des instruments de gouvernement. Ce qu’avaient imaginé un temps les Carolingiens se trouve enfin réalisé.
Peu à peu s’impose la notion de souveraineté : Le roi est empereur dans son royaume. Elle rend très progressivement caduc le régime féodal. Signe du changement, en 1528 François 1er fait abattre le donjon du Louvre, d’ou mouvaient tous les grands fiefs du royaume. La condamnation pour trahison du connétable-duc de Bourbon et l’accession au trône d’Henri IV aboutissent à l’incorporation au domaine royal des dernières grandes principautés. La monarchie absolue s’est complètement dégagée des liens féodo-vassaliques, mais Louis XIV, pour humilier le duc de Lorraine Léopold, l’obligera encore à lui prêter hommage selon l’ancien rite pour le Barrois mouvant en 1699.
En guise de conclusion, précisons encore le sens des mots.
Au sens technique du terme, la société féodale désigne l’aristocratie vouée à la guerre et vivant du travail d’autrui. Le droit féodal est l’ensemble des règles qui s’imposent aux membres de cette minorité privilégiée.
Au sens large, c’est la société dans toutes ses composantes (noblesse, clergé, paysannerie, bourgeois et marchands, gens de savoir et écoliers…) à l’époque dite féodale, c’est-à-dire à l’époque ou l’aristocratie guerrière imposait, à un titre ou un autre, sa domination physique ou morale au reste de la société.