Séances Vendredi 17 mars 2023

Note d’information de M. Sean Field, correspondant étranger de l’Académie : « Geoffroy de Beaulieu, chroniqueur de Louis IX : un témoin d’exception ».

 

– Communication de M. Gilles Bransbourg, directeur général de l’American Numismatic Society,  chercheur associé à l’Université de New York (ISAW) et au CNRS (IRAMAT, Centre Ernest-Babelon, Orléans), sous le patronage de Mme Cécile MORRISSON : « Les voies de la peste. L’apport des papyrus ».

 

Résumé

Rares sont les questions d’histoire ancienne capables d’atteindre le grand public. La peste justinienne, bénéficiaire de la récente épidémie, d’un intérêt renouvelé pour les thèmes climatiques et mortifères, ainsi que de l’avancée des techniques d’analyse d’ADN dans des contextes archéologiques, en fait partie. La peste, dont la première vague atteint l’espace méditerranéen et européen dans la décennie 540, aurait porté un coup fatal au monde de l’Antiquité, ouvrant la porte du Moyen Âge. L’Empire d’Orient en aurait subi les conséquences démographiques et fiscales, condamnant l’entreprise de reconquête de Justinien. Les échanges commerciaux se seraient effondrés, sans attendre la césure de la conquête arabe.

 

La violence initiale de l’impact de la peste justinienne est affirmée par une convergence de sources littéraires – de Procope de Césarée à Jean d’Éphèse, les contemporains s’accordent à décrire une catastrophe s’abattant sur les provinces de l’Empire et sa capitale, Constantinople, qui aurait perdu environ la moitié de sa population. Mais les témoignages anciens sont fameux pour leur absence de crédibilité dès qu’il s’agit de chiffrer un évènement – que cela soit la taille d’une armée ou un décompte des morts.

 

Seule, grâce à la préservation de tant de papyri, l’Égypte serait en mesure de confirmer la gravité du désastre que décrivent ces témoignages. Pourtant, les papyri de la période traitant de revenus fonciers et fiscaux n’offrent qu’une image de stabilité. Autant le village d’Aphroditô que les domaines de la grande famille des Apions continuent d’envoyer aux receveurs des taxes et aux régisseurs locaux des quantités de blé et de contributions monétaires régulières, voire croissantes.

 

Face à cette quasi-invisibilité des sources primaires, la récente édition du volume LXXXIV des papyri d’Oxyrhynchus offre peut-être une clef de lecture. Lors d’une année qui pourrait être 541, l’année de la peste, un de ces papyri montre différents districts appartenant aux Apions livrant des loyers étonnamment variables. Cela inclut un effondrement des rendements pour certaines de ces terres, dont l’ampleur demeure sans précédent parmi les centaines de papyri des archives des Apions parvenus jusqu’à nous.

 

S’agit-il d’un phénomène qui pourrait être expliqué autrement, par une mauvaise crue du Nil par exemple ? L’examen des différentes solutions tend néanmoins vers l’existence d’une situation exceptionnelle. Grâce à la présence d’autres documents du corpus chronologiquement proches, nous percevons ainsi l’acuité d’un choc sur la production, suivi d’un redressement rapide. La coïncidence entre la datation probable du papyrus et l’année 541 nous amènent à suggérer que ce document représente le premier témoignage quantitatif issu d’une source primaire concernant la pandémie dans sa phase initiale.

 

Cela nous amène à deux conclusions importantes. La première concerne le chemin suivi par la peste. La piste de la Mer Rouge se confirme, infirmant d’autres hypothèses ayant pu être historiquement suggérées. La seconde porte sur la sévérité des effets de la peste sur le monde méditerranéen. Visiblement, nous ne nous trouvons pas devant un phénomène comparable à la Peste Noire du XIVe siècle. La production, quelques années plus tard, est revenue à son niveau des années 530. D’autres témoignages archéologiques tendent à relativiser l’ampleur de la potentielle désorganisation économique et sociale issue de la peste.

La césure des VIe et VIIe siècles marque la véritable fin du monde antique à travers la dislocation de l’Empire qui l’avait unifié. Mais les mécanismes qui sont à l’œuvre dépassent la question d’un choc exogène unique, fut-il la première pandémie de peste.

 

Abstract 

Very few ancient history-related topics hold the potential of reaching out to the general public. The Justinian plague, in the wake of the recent epidemic, qualifies. It benefits from a renewed dual interest in climatic and epidemic topics. At the same time, recent advances with the use of DNA analysis in archaeological contexts has made new discoveries possible. The plague, whose first wave hit the Mediterranean and European regions in the 540s, would have dealt a fatal blow to the Ancient World, opening the door to the Middle Ages. The Eastern Roman Empire would have suffered unbearable demographic and fiscal consequences. As a result, Justinian’s reconquest enterprise was doomed. Commercial exchanges would have collapsed, long before the Arab conquest.

 

The violence of the Justinian Plague’s initial impact is supported by a convergence of literary sources – from Procopius of Caesarea to John of Ephesus. All the contemporaries agree in describing a catastrophic outcome befalling the provinces of the Empire and its capital. Constantinople would have lost about half of its population. But the testimonies of the Ancient World are famous for their lack of credibility when it comes to quantifying – whether it is the size of an army or the dead count.

 

Only Egypt, thanks to the preservation of so many papyri, would be able to confirm the seriousness of such a disaster. However, the papyri of the period dealing with land and tax incomes offer an image of overall stability. Both the village of Aphrodito and the Apion family’s large estate continue to send regular, sometimes even increasing, contributions in wheat and money to tax collectors and local stewards.

 

Faced with this virtual invisibility from the primary sources, the Oxyrhynchus papyri volume LXXXIV recent edition offers a possible key of understanding. In a year that could be 541, the year the plague reached Egypt, one of these papyri shows different land districts that belong to the Apions delivering highly variable rents. Some of those estates’ grain return collapse by a magnitude that is unprecedented among the hundreds of papyri from the Apion archives that have been preserved.

 

Is this a phenomenon that could be explained otherwise, for instance with differences in the level of the Nile flood and the resulting harvest? However, the examination of the various scenarios tends towards the occurrence of an exceptional situation. Thanks to other chronologically close papyri, this recently available corpus may describe a negative shock on agricultural production, followed by a rapid recovery. The coincidence between the probable dating of the papyrus and the year of the Plague leads us to suggest that this document represents the first quantitative testimony from a primary source covering the pandemic during its initial phase.

 

This leads to two important conclusions. First of all, the Red Sea hypothesis is confirmed, invalidating other hypotheses that had been historically suggested. The second concerns the severity of the First Plague on the Mediterranean world. Clearly, we are not faced with a phenomenon comparable to the Black Death of the 14th century. Overall agricultural production, after losing ground initially, recovers swiftly in a matter of few years to its level of the 530s. Similarly, other archaeological evidence tends to converge, putting into perspective the extent of the potential economic and social disorganization resulting from the plague.

 

The period that stretches between the late 6th and early 7th centuries does mark the true end of the Ancient World through the dislocation of the Empire which had unified it. But the mechanisms at work go beyond the question of a single exogenous shock, including the consequences of the first plague-related pandemic.