Publications Cahiers de la Villa « Kérylos » N° 25

Cahiers de la Villa « Kérylos » N° 25
35 €

« Charmer, convaincre : la rhétorique dans l’histoire »

Actes du XXIVe colloque de la Villa Kérylos, 4-5 octobre 2013

M. ZINK, J. JOUANNA et L. PERNOT éd.

Année de parution : 2014

350 pages, 41 illustrations.

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Présentation

La rhétorique, art de bien dire, art de persuader, est une nervure de la civilisation. Il n’est pas de société humaine ni de vie en commun sans l’échange de paroles, le mouvement vers autrui, le souci de plaire et de convaincre. La parole réglée – le discours – se déploie dans différentes institutions, le tribunal, l’assemblée, les cérémonies, la conversation. L’éducation à la parole et par la parole est essentielle dans la formation du citoyen. Alors que la rhétorique a parfois la réputation d’être une discipline scolastique ou desséchée, on s’aperçoit qu’en fait, tout au long de l’histoire européenne, elle a constitué une référence partagée, un répertoire de thèmes et de formes d’expression, une langue commune favorisant le dialogue entre les domaines et disciplines : la philosophie, la religion, les arts, la littérature. La rhétorique entre naturellement dans le champ des intérêts de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, et la Villa Kérylos offre un lieu adapté pour une rencontre sur ce sujet : car la Grèce antique fut le berceau de la rhétorique, et le mot « rhétorique » vient du grec. Ce XXIVe colloque de la Villa Kérylos, intitulé « Charmer, convaincre : la rhétorique dans l’histoire » mettra en valeur l’importance de la tradition rhétorique, les constantes à différentes époques, ainsi que les évolutions. La première journée sera consacrée à l’Antiquité, la seconde au Moyen Âge et à l’époque moderne. La recherche sur la rhétorique a été profondément renouvelée au cours des dernières décennies, en France et à l’étranger. Le moment est venu de tracer un panorama informé, en donnant tout leur poids aux découvertes récentes et en posant des jalons pour mieux comprendre et aborder l’avenir.

 

Les auteurs
  • Lina BOLZONI Correspondant étranger de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, professeur à l’École Normale Supérieure de Pise et à l’Université de New York
  • Mary CARRUTHERS Professeur à l’Université de New York
  • Pierre CHIRON Professeur à l’Université Paris-Est-Créteil-Val-de-Marne
  • Marc FUMAROLI de l’Académie française, membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, professeur honoraire au Collège de France
  • Nicolas GRIMAL Membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, professeur au Collège de France
  • Jacques JOUANNA Membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, professeur émérite de l’Université de Paris IV-Sorbonne
  • Pierre LAURENS Membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, professeur émérite de l’Université de Paris IV-Sorbonne
  • Carlos LÉVY Correspondant de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Professeur à l’Université de Paris IV-Sorbonne, directeur de l’équipe de recherche « Rome et Renaissances »
  • Jacqueline LICHTENSTEIN Professeur à l’Université de Paris IV-Sorbonne
  • Peter MACK Directeur du Warburg Institute (Londres)
  • Colette NATIVEL Professeur à l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne
  • Laurent PERNOT Membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, professeur à l’Université de Strasbourg
  • Jean-Yves TILLIETTE Correspondant de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, professeur à l’Université de Genève
  • Robert TURCAN Membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, professeur émérite à l’Université de Paris IV-Sorbonne
  • Michel ZINK Secrétaire perpétuel de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, professeur au Collège de France, président de la fondation Théodore Reinach de l’Institut de France
Ouvrage cité dans

Histara L’Antiquité Classique (85), 2016

Tables des matières

  • « Rhétorique et médecine en Grèce ancienne », par J. JOUANNA, membre de l’AIBL
  • « L’invention de la rhétorique démocratique en Grèce ancienne », par L. PERNOT, membre de l’AIBL
  • « L’exhumation en cours des traités de rhétorique grecs : quelques traits saillants », par P. Chiron, professeur à l’Université Paris Est Créteil Val de Marne.
  • « Philosophe et orateur : un idéal cicéronien », par R. TURCAN, membre de l’AIBL.
  • « Les écoles de philosophie et le procès fait à la rhétorique », par C. LEVY, correspondant de l’AIBL.
  • « Rhétorique et poésie : le cas de l’épigramme », par P. LAURENS, correspondant de l’AIBL.
  • « La langue de l’homme, c’est sa balance », par N. GRIMAL, membre de l’AIBL
  • « Intentio auctoris, dispositio et ductus dans la rhétorique médiévale », par M. CARRUTHERS, professeur à la New York University.
  • « Quand la persuasion se fait séduction : rhétorique de la lettre d’amour dans le Moyen Âge latin », par J.-Y. TILLIETTE, correspondant de l’AIBL.
  • « Mémoire et invention : les machines rhétoriques de Giulio Camillo », par L. BOLZONI, correspondant de l’AIBL.
  • « Rhétorique de la fable médiévale : un dialogue des créatures », par M. ZINK, Secrétaire perpétuel de l’AIBL.
  • « Les innovations rhétoriques dans l’Europe du Nord à la Renaissance : Rodolphe Agricola et érasme », par P. MACK, directeur du Warburg Institute.
  • « Rubens et la rhétorique », par C. NATIVEL, professeur à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne.
  • « Règles rhétoriques et règles de l’art en France au XVIIe s. », par J. LICHTENSTEIN, professeur à l’Université Paris IV-Sorbonne.
  • « Rhétorique jésuite et logique janséniste », par M. FUMAROLI, de l’Académie française, membre de l’AIBL.
Extraits

Médecine et rhétorique en Grèce ancienne : Hippocrate, Platon et Galien.

La littérature médicale et philosophique de la Grèce ancienne, au moment de la naissance des sciences de l’homme au siècle de Périclès, est restée par ses définitions qui allaient à l’essentiel le premier jalon d’une histoire des relations étroites de la médecine et de la rhétorique. Les deux activités, médecine et rhétorique, sont nées parallèlement à la même époque comme des « arts », mot grec signifiant à la fois des techniques et des sciences se définissant par les règles d’un savoir susceptible d’être enseigné à des disciples. Ces deux arts ont été très rapidement rapprochés soit dans les faits soit dans la réflexion théorique. Dans les faits, le médecin a eu besoin de l’aide de la rhétorique, art de la persuasion par la parole, à la fois dans l’exercice de son métier pour convaincre le malade, et dans la transmission du savoir pour former des disciples. C’est, en revanche, la rhétorique qui a eu besoin de la médecine pour définir son statut scientifique en exploitant l’analogie qui existe entre le médecin agissant par ses médicaments sur le corps et l’orateur agissant par ses paroles sur l’âme. Nous étudierons ces relations entre médecine et rhétorique d’abord dans la médecine de l’époque classique, au Ve siècle av. J-C. à l’époque du médecin Hippocrate et du sophiste Gorgias, puis dans la philosophie de l’époque classique au IVe siècle où Platon prend la médecine d’Hippocrate comme modèle pour définir une rhétorique scientifique, enfin chez Galien au IIe siècle ap. J.-C. lors de la seconde sophistique où les modèles grecs anciens de l’époque classique, Hippocrate et Platon, sont revivifiés pour critiquer les insuffisances de la médecine de son temps à Rome avec une éloquence qui rappelle Démosthène. Et nous conclurons par l’utilité que peut apporter une telle histoire des relations entre la médecine et de la rhétorique dans la Grèce ancienne comme grille de lecture pour juger de la place de la rhétorique dans la médecine moderne, en dépit des progrès de la science médicale. (…) Jacques JOUANNA

L’invention de la rhétorique démocratique en Grèce ancienne.

La Grèce classique fut une des périodes les plus glorieuses de l’histoire de la rhétorique, et chacun a à l’esprit ces orateurs des Ve et IVe siècles av. J.-C. qui domptaient et éclairaient la masse populaire, les Périclès, les Démosthène. De célèbres jugements évoquent cette réalité : « Chez les Grecs tout dépendait du peuple, et le peuple dépendait de la parole. » « A Athènes, l’éloquence est le ressort du gouvernement démocratique. » « Ce qu’implique le système de la polis, c’est d’abord une extraordinaire prééminence de la parole sur tous les autres instruments du pouvoir. » Cette présence de la rhétorique est tellement assourdissante que nous n’y prêtons plus attention. Les Athéniens sont, une fois pour toutes, babillards, beaux parleurs, dangereusement subtils ; avec eux, ce sont toujours des paroles. Dans les programmes d’enseignement du grec, l’art du discours joue un rôle essentiel. Ce qu’on appelle la littérature grecque classique est, pour moitié au moins, une succession de harangues, de plaidoyers et d’éloquentes tirades en vers et en prose. (…) Laurent PERNOT

L’exhumation en cours des traités de rhétorique grecs : quelques traits saillants.

Dans le catalogue en ligne de la collection des Universités de France, mieux connue sous le nom de collection Budé – plus précisément dans la partie du catalogue dédiée à la série grecque, dirigée par Jacques Jouanna – le public trouve une rubrique intitulée « art oratoire », où l’on croise des noms d’auteurs célèbres comme ceux d’Antiphon, de Lysias, d’Isocrate, d’Aristote ou de Démosthène. Mais on y découvre aussi une série de noms moins familiers comme ceux d’Apsinès de Gadara ou d’Hermagoras de Temnos, ou encore des dénominations collectives comme Corpus rhetoricum, ou même des anonymes, des sans-grade que l’on ne sait guère désigner que par des formules sceptiques, comme Pseudo-Aristote, Pseudo-Longin, ou des noms quasi-anonymes – si l’on ose dire – comme Démétrios, rhéteur dont on ne sait rien sinon que son traité a été transmis sous le nom de son peut-être homonyme, Démétrios de Phalère, et que l’on pourrait appeler tout aussi bien « Pseudo-Démétrios de Phalère ». Le regroupement de ces deux catégories d’auteurs, les uns célèbres, les autres obscurs, les uns auteurs de discours, les autres théoriciens de l’art oratoire, est, en tout cas pour le grec, parfaitement légitime. Il est fidèle à la première valeur du grec rhètor, qui désigne, pour citer la regrettée Françoise Desbordes, « simplement et ponctuellement le citoyen qui prend la parole en public », sans distinction entre cette pratique et les divers niveaux de théorisation qui peuvent intervenir pour améliorer cette pratique, distinction qui se fera à date plus tardive et ne se fixera vraiment qu’avec le couple latin formé par eloquentia et rhetorica. (…) PIERRE CHIRON

Philosophe et orateur : un idéal cicéronien.

Être orateur et philosophe : c’est là un problème débattu depuis Gorgias et Platon, sujet d’une vieille querelle qui ne s’est jamais vraiment apaisée jusqu’à Cicéron et qui continuera un siècle après lui, au temps de Quintilien, sinon plus tard encore. La controverse s’ouvre au Ve siècle av. notre ère avec les sophistes. Pour des gens comme Gorgias, la quête de la vérité en soi, qui hante les philosophes, est un leurre, car il n’y a rien d’autre que la δόξα, « l’opinion ». Dans le Phèdre (267a), Socrate impute au sophiste de Léontini une affirmation propre à scandaliser : « Au lieu de la vérité, c’est le probable (τὰ εἰκότα) qu’il convient d’honorer. » Selon Gorgias, en effet, la « force de la parole » (διὰ ῥώμην λόγου) « fait grandir ce qui est petit et rapetisse ce qui est grand » (ibid.). « Mon art est la rhétorique », lui fait dire Platon (Gorgias 449a). Seule importe pour lui la formation d’orateurs « efficaces », δείνους (Platon, Ménon 95c). Le cas de Gorgias est d’autant plus notable qu’il avait débuté par la philosophie, comme disciple du fameux Empédocle d’Agrigente, dont les accents mystiques ont pu le fasciner, sans le convaincre pour finir. Mais Empédocle savait parler, et Aristote (ap. Sext. Emp., Adversus Mathematicos VII, 6) en fait le premier des rhéteurs ou même « l’inventeur de la rhétorique » (Diog. Laert., VIII, 2, 3, 57). Pourtant, Gorgias ne versait pas dans la déclamation verbeuse. Il s’est interrogé sur les problèmes du langage (Sext. Emp., Adversus Mathematicos VII, 85-86), et ce qu’on connaît de sa prose implique un travail du style, auquel le rigoureux Thucydide paraît bien ne pas être resté insensible. (…) ROBERT TURCAN

Philosophie et rhétorique à l’époque hellénistique : quelques remarques.

Au premier livre I du De oratore, Crassus, celui des interlocuteurs du dialogue qui paraît être le plus proche des opinions de Cicéron, raconte comment, ayant eu l’occasion de passer à Athènes à son retour d’Asie, où il avait été questeur, il avait fait du tourisme culturel avant la lettre en visitant les écoles philosophiques qui avaient fini par constituer l’un des principaux attraits de cette ville. Il évoque le prestige des maîtres qui dirigeaient alors l’Académie, le Lycée et le Portique, et il affirme que, pour ainsi dire d’une seule voix (una paene uoce), ils « excluaient l’orateur du gouvernement des cités, lui interdisaient toutes les sciences, toutes les connaissances d’un ordre élevé, pour le reléguer brutalement dans les tribunaux et des misérables débats publics, comme on enferme un esclave au moulin ». La légère atténuation du una paene uoce, expression que l’on ne trouve pas ailleurs dans le corpus cicéronien, peut être considérée comme une modulation stylistique ou comme une nuance de caractère plus philosophique, par exemple une allusion aux péripatéticiens qui ne pouvaient pas suivre les académiciens et les stoïciens dans leurs affirmations les plus extrêmes concernant la rhétorique. Il est toutefois généralement admis que l’époque hellénistique fut celle d’un lent déclin de l’école fondée par Aristote. (…) CARLOS LÉVY

Rhétorique et poésie : le cas de l’épigramme.

Dans la jarre d’eau flotte
Une fourmi
Sans ombre
Ou bien :
C’est le soir, l’automne
Je pense seulement
A mes parents
J’arrive par le sentier de la montagne.
Ah ! ceci est exquis !
Une violette !
Une vieille mare :
Une grenouille saute dedans
Oh ! le bruit de l’eau
(Singulier syllogisme, commente ici Roland Barthes, où il faut, pour y être contenue, que la mineure saute dans la majeure).

J’ai voulu, afin d’introduire cet objet rhétorique par excellence qu’est dans notre littérature occidentale l’épigramme, poser, avec l’auteur de l’Empire des signes, le contre-modèle, le haïku japonais, forme brève s’il en est, mesurée certes, avec ses trois membres, de 5, 7 et 5 syllables, mais marquée, comme le critique le dit excellemment, par l’exemption de sens. Fourmis sans ombre, poèmes sans sillage, balafre légère, on a dit aussi : « vision sans commentaire » ; disparaissent, dans le haïku, les deux fonctions de notre écriture classique millénaire : d’une part la description, qui orne de signification des objets engagés à titre d’indices d’une vérité ou d’un sentiment, et d’autre part la définition. Reste la pure et simple désignation : « C’est cela, c’est ainsi, dit le haïku, c’est tel. Ou mieux encore : tel, d’une touche si instantanée et si courte que la copule y apparaîtrait encore de trop. » A l’opposé, l’épigramme, dont l’origine, epigramma, inscriptio, gravure dans la pierre ou le bronze, dit à elle seule qu’elle n’est pas faite précisément pour s’effacer et dont les formes orales ont tellement partie liée avec la mémoire que César, selon Suétone, admettait qu’une épigramme de Catulle avait imprimé sur sa réputation une flétrissure indélébile. J’étudierai donc – et ce sera ma contribution à la problématique ouverte par ce colloque – la structuration de l’énoncé d’abord dans l’épigramme grecque puis dans l’épigramme latine, avant de montrer comment, au début de l’âge moderne, les conceptismes ont pu constituer l’épigramme en modèle rhétorique ou modèle réduit valable ou extensible aux autres secteurs de la littérature. (…) PIERRE LAURENS

La langue de l’homme, c’est sa balance.

Évoquer la rhétorique dans une civilisation qui existait avant même que le concept en fût inventé peut sembler relever du paradoxe. La rhétorique n’est, en effet, que secondairement un art de l’éloquence dans le monde classique ; elle est d’abord un outil épistémologique. Il s’agit de savoir si les anciens Égyptiens disposaient d’un outil analogue ou, à tout le moins, comparable. C’est bien là la question de fond, – celle de l’acquisition et du progrès du savoir –, que les Grecs eux-mêmes ont immédiatement soulevée face à la science millénaire des pharaons : peut-on appliquer les règles du logos, au sens isocratique, comme l’a rappelé notre confrère Laurent Pernot, au discours égyptien ? Chacun sait que l’Égypte ancienne est une civilisation de l’écrit : du moindre tesson de poterie aux parois des temples, les scribes ont infatigablement consigné jusqu’au plus infime détail d’une société tellement paperassière que chacun, grand ou misérable, devait rendre des comptes jusque devant le redoutable tribunal d’Osiris. Paradis des archivistes et des historiens, les rives du Nil ont livré une abondante documentation, dans laquelle voisinent oeuvres littéraires, religieuses, funéraires, magiques, médicales, administratives, historiques, si nombreuses et diverses que l’on s’épuiserait à en énumérer les genres. Les discours, suppliques et justifications diverses ne sont pas en reste, au point de donner parfois l’impression que la plaidoirie était l’un des ressorts principaux de la vie sociale. (…) NICOLAS GRIMAL

Intentio auctoris, dispositio et ductus dans la rhétorique médiévale.

En premier lieu, j’entends examiner le lien entre l’analyse de la rhétorique en tant qu’art de la persuasion, ancré dans une interaction entre un discours et un public, et l’intérêt de la littérature pour la nature de la textualité. Ce faisant, j’irai à l’encontre de ce que la plupart de mes contemporains (y compris moi-même) en Angleterre comme aux États-Unis ont appris, c’est-à-dire qu’il existe une frontière inviolable entre la rhétorique et la littérature, semblable à celle qui existe entre l’oral et l’écrit. Je ne compte pas m’arrêter là, puisque je vais m’attaquer également à la frontière entre les comportements sociaux, en particulier ceux de la cour (et comme vous le verrez, je joue bien sur les mots entre la cour de justice et la cour princière) et le royaume sacré de la poésie – la frontière entre la rhétorique et l’esthétique. (…) MARY CARRUTHERS

Quand la persuasion se fait séduction : rhétorique de la lettre d’amour dans le Moyen Âge latin.

« Apprends les arts libéraux ! », Disce bonas artes. Tel est le conseil adressé par Ovide à la « jeunesse romaine » dans son Art d’aimer. Le but de l’entreprise est moins de se donner les moyens de « défendre un accusé tremblant » (trepidos tue[ri] reos) que de convaincre l’objet de son propre désir à « rendre les armes » (dare manus). La jeune fille, puella, contre qui est dirigé cet assaut victorieux de l’éloquence est mise par la syntaxe de la phrase sur le même plan que l’assemblée du peuple, le juge et le Sénat, les destinataires traditionnels du discours composé selon les lois de la rhétorique. Dans ce détournement à des fins privées, voire intimes, de ce qui constitue la science civique par excellence et « la filière reine de l’enseignement », il faut voir le goût d’Ovide pour la provocation, qui lui coûtera d’ailleurs assez cher. Son propos est ici en parfaite harmonie avec celui de l’ouvrage pris dans son ensemble, et qui consiste à associer dans un esprit foncièrement ironique les formes d’un genre didactique, celui de l’ars, le manuel ou traité technique, à un contenu par nature rebelle à tout effort de rationalisation et donc à toute démarche pédagogique, le désir amoureux. Paul Veyne a soutenu, avec un peu d’excès sans doute, que, s’il est un objet que les Romains de la bonne société du Ier siècle av. J.-C. n’étaient pas prêts à prendre au sérieux, c’est bien la passion érotique. L’idée de mettre à son service le plus honorable des savoirs, celui qui fonde l’identité du sujet politique, les lois organisant la maîtrise de la parole persuasive, induit sans aucun doute un effet de décalage, voire d’incongruité, plus perceptible aux yeux des contemporains qu’il ne peut l’être aux nôtres. (…) JEAN-YVES TILLIETTE

Rhétorique de la fable médiévale : un dialogue des créatures.

Il en est au Moyen Âge de la rhétorique comme de tous les domaines des lettres. L’admiration des auteurs classiques, leur lecture assidue, leur imitation scrupuleuse et même les emprunts littéraux qui leur sont faits produisent des résultats si différents de leur modèle que l’irréductible nouveauté de la civilisation médiévale semble n’apparaître jamais plus que lorsqu’elle s’efforce à la fidélité. La rhétorique comme instrument de l’art oratoire avait toute raison de se modifi er profondément, voire de s’étioler, en un temps où l’éloquence politique et judiciaire avait perdu l’importance qui était la sienne dans le monde antique. Ce type d’éloquence se pratique toujours au Moyen Âge, bien entendu, mais il n’a plus l’ambition d’être en soi une forme littéraire importante et ne laisse le plus souvent que des traces indirectes à travers les brefs discours reconstitués des chroniques ou fictifs des chansons de geste et des romans. Restait l’éloquence de la chaire. C’est d’abord à son bénéfice que le Moyen Âge a préservé et entretenu l’art antique de la mémoire, comme nous le savons bien grâce à Mary Carruthers et depuis Frances Yates. Mais les artes praedicandi sont, à vrai dire, peu préoccupés par l’éloquence proprement dite. Seule ou presque les intéresse l’organisation intellectuelle du sermon : choix et division du thème, enchaînement des citations scripturaires qui en étayent le commentaire. Cet enchaînement est commandé par l’écho des mêmes mots qui se retrouvent de citation en citation et font qu’elles s’appellent en même temps qu’elles se confirment les unes les autres avec une virtuosité qui peut, il est vrai, relever de l’effet rhétorique aussi bien que de l’articulation de la pensée. Une virtuosité qui, dans les deux domaines, est aussi une facilité. Facilité d’une pensée qui assure le développement du sermon à peu de frais pour peu que l’on ait sous le coude une concordance biblique. (…) Michel ZINK

Les innovations rhétoriques dans l’Europe du Nord à la Renaissance : Rodolphe Agricola et Érasme.

Dans l’histoire de la rhétorique, des siècles entiers sont marqués par un extrême conservatisme. Certaines doctrines, parfaitement recevables dans le contexte d’une cité-État démocratique de la Grèce antique, ont été reprises dans des manuels et enseignées dans des sociétés où ne prévalaient plus les conditions postulées par les manuels de rhétorique classique. Un tel conservatisme s’explique parce que la rhétorique était une discipline à la fois très efficace et très complexe. Son enseignement embrassait dans un système cohérent une grande variété de sujets – par exemple la présentation de soi, les stratégies du discours argumentatif, les structures de phrase, la manière de produire des émotions, le bon usage de la voix et de la gestuelle. On ne doit pas s’étonner s’il a longtemps semblé plus sage, dans de telles conditions, de ne pas modifier un système d’enseignement aussi efficace que complexe. (…) PETER MACK

Mémoire et invention : les machines rhétoriques de Giulio Camillo.

Dans le dernier chant du Roland furieux, le bateau du poème arrive enfin au port et, sur la rive, l’Arioste trouve une foule de dames et de chevaliers, de princes et d’amis. « C’est la première fois, je crois “comme l’a écrit Italo Calvino”, que ce n’est pas le lecteur solitaire mais le public qui apparaît réfléchi dans le livre comme dans un miroir, ou mieux le livre se voit lui-même comme un reflet dans les yeux d’une foule de lecteurs » : ce sont les lecteurs idéaux, un modèle de société qui peut se reconnaître dans le poème. Mais, en premier lieu, ce sont les lecteurs de l’époque qui réagissent, et, comme cela arrive dans bien des cas, la liste déchaîne les réactions de ceux qui n’y figurent pas. Parmi ceux-ci se trouve Machiavel qui s’en plaint de façon colorée (il m’a « laissé derrière comme un con »), même s’il confirme son admiration pour l’ouvrage. A nos yeux, il est intéressant de constater que parmi les amis que l’Arioste cite dans cette sorte de portrait idéal de la « république des lettres », il y ait Giulio Camillo (…) LINA BOLZONI

Rubens et la rhétorique.

Quand on envisage la façon dont la question des rapports entre peinture et rhétorique a été le plus souvent abordée depuis ces quarante dernières années, force est de constater que ce qui a le plus retenu l’attention des chercheurs est l’emploi, par les peintres, de figures analogues à celles de la rhétorique. Ainsi le très fin livre d’Anne Surgers, dont le titre racinien – Et que dit ce silence ? La rhétorique du visible – fait écho à L’École du silence de Marc Fumaroli, s’attache à analyser l’elocutio du visible. Pourtant, l’étude pionnière de Marc Fumaroli, en 1982, « Muta eloquentia : la représentation de l’éloquence dans l’oeuvre de Nicolas Poussin », invitait à aller au-delà de cette rhétorique des figures pour analyser plus largement le processus de persuasion mis en oeuvre par Poussin. C’est en partant de cette étude, et en étudiant le « cas » Rubens, que j’ai choisi d’exposer les liens qui unissent la rhétorique et la peinture à l’époque moderne. Mais avant d’aborder quelques exemples d’oeuvres qui permettront de montrer qu’au-delà d’une « technique de discours orné », la rhétorique de Rubens est « une technique de persuasion », il n’est peut-être pas inutile de s’interroger sur la validité de cette enquête. (…) COLETTE NATIVEL

Règles rhétoriques et règles de l’art en France au XVIIe s.

Un des préjugés les plus tenaces concernant l’art du XVIIe siècle est l’idée que l’art – comme d’ailleurs le goût –, qu’il s’agisse de peinture ou de littérature, aurait été à cette époque soumis à des règles contraignantes. Ce préjugé est en grande partie l’effet d’une lecture moderne de l’histoire qui applique au XVIIe siècle des grilles et des schèmes d’interprétations hérités du XIXe siècle. De la même manière que l’image forgée au XIXe siècle de l’Académie des Beaux-Arts comme lieu de l’académisme oblitère notre perception de l’Académie royale de Peinture et de Sculpture telle qu’elle a fonctionné au XVIIe siècle et encore au XVIIIe siècle, toute une série d’oppositions propres à la pensée moderne – dont celle entre romantisme et classicisme, classique et baroque, etc.– aboutit encore trop souvent à donner de l’art et du goût classiques une image faussée pour ne pas dire fausse, c’est-à-dire à en méconnaître la spécificité. Il faut, pense-t-on communément, attendre le XIXe siècle pour que l’art et le goût cessent d’être assujettis aux règles, en d’autres termes pour que se réalise enfin la double émancipation du sujet esthétique et de l’objet artistique. La révolte contre les règles classiques est ainsi interprétée comme un refus de toute contrainte, comme un triomphe de la liberté sur l’oppression : on ose enfin au XIXe « tordre le cou à ce grand dadais d’alexandrin », comme l’écrit Hugo, inventer un espace à multiples points de vue, se débarrasser de la hiérarchie des genres et refuser les normes du bon goût ! (…) JACQUELINE LICHTENSTEIN

Rhétorique jésuite et logique janséniste.

1. Rhétorique et philosophie antiques, rhétorique et théologie chrétiennes.Dans la tradition méditerranéenne où il est officiellement entré au Ve siècle av. J.-C., venant de Sicile à Athènes, puis à partir du XVIe siècle européen dans le monde transatlantique où il s’est répandu avec les missionnaires chrétiens, l’art de persuader et son adaptabilité aux échanges et au changement ont connu une pérennité et une résilience surprenantes, en dépit de toutes sortes de révolutions politiques et religieuses et malgré l’incessante critique philosophique, puis théologique, puis scientifique dont ils furent l’objet et dont ils surent tirer longtemps profit. Selon Quintilien (XII, 10, 64), la rhétorique était déjà présente, plusieurs siècles avant que ne s’ouvrent les premières écoles de rhéteurs, dans la poésie de l’Iliade, où trois des héros d’Homère, Ulysse, Nestor et Ménélas, figuraient et exerçaient les trois styles d’éloquence classifiés par la suite par les rhéteurs alexandrins et les humanistes de la Renaissance : l’élevé, le moyen, le simple. L’homme se reconnaît à ce qu’il parle à ses semblables et dialogue avec ses dieux. Les hommes ont en commun, le logos, le langage. Bien avant Aristote, qui accorde aux animaux une imagination qui leur permet de communiquer sans langage (De anima), les Grecs ont vu dans la persuasion et le dialogue les signes distinctifs de l’humain. (…) Marc FUMAROLI

 



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